[Tribune] Et si on en finissait avec l’évasion fiscale ?

Pour financer la relance des économies africaines, les ressources existent. Le problème est qu’elles sont détournées des caisses des États pour grossir les comptes offshore des multinationales et des plus riches, soutient l’économiste Léonce Ndikumana.

En moyenne, les pays africains perdent entre 405 et 630 millions d’euros par an d’impôt sur les sociétés en raison de l’évasion fiscale des multinationales. © Filip Radwanski / SOPA Images/ZUMA/REA

En moyenne, les pays africains perdent entre 405 et 630 millions d’euros par an d’impôt sur les sociétés en raison de l’évasion fiscale des multinationales. © Filip Radwanski / SOPA Images/ZUMA/REA

ndikumana
  • Léonce Ndikumana

    Professeur d’économie et directeur du Programme de politique de développement de l’Afrique à l’Institut de recherche économique de l’Université du Massachusetts. Il est membre de la Commission indépendante pour la réforme de l’impôt international sur les sociétés (Icrict) et est coauteur de « La Dette odieuse de l’Afrique. Comment l’endettement et la fuite des capitaux ont saigné un continent. »

Publié le 6 janvier 2021 Lecture : 4 minutes.

En juillet dernier, 83 autoproclamés « millionnaires de l’humanité » ont publié une lettre ouverte demandant à leurs gouvernements d’augmenter les impôts des plus riches « immédiatement, substantiellement et de façon permanente », afin de financer la lutte contre l’épidémie de coronavirus.

Si l’initiative est louable, elle ne concerne qu’une poignée de personnes, comparé aux quelque 513 244 d’individus qui, dans le monde, étaient, avant la pandémie, à la tête d’une fortune supérieure à 30 millions de dollars. Depuis, comme l’a révélé la banque suisse UBS, le patrimoine des plus riches a encore augmenté : de plus d’un quart entre avril et juillet, quand la première vague de la pandémie faisait rage.

La jeunesse paiera le plus lourd tribut : les premiers touchés sont les travailleurs âgés de 15 à 24 ans

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Déjà scandaleuse, cette situation est devenue insupportable alors que l’économie mondiale est plongée dans la plus grave crise qu’elle ait connue depuis la Grande Dépression de 1929.

Certes, en Afrique, le virus a moins tué qu’ailleurs, mais son impact économique a des conséquences dramatiques : ralentissement de l’activité, effondrement du tourisme, baisse des envois de fonds des migrants, réduction de la demande de matières premières…

En juin 2020, le FMI annonçait une contraction de 3,2% du PIB du continent. Pour l’Afrique subsaharienne, c’est même la première récession depuis vingt-cinq ans.

La Banque mondiale estime qu’au moins cinq années de progrès seront effacées, avec le basculement de 40 millions d’Africains dans l’extrême pauvreté. La jeunesse paiera le plus lourd tribut : les premiers touchés sont les travailleurs âgés de 15 à 24 ans qui, pour 95% d’entre eux, sont dans le secteur informel. Ce qui, selon l’UA, pourrait faire disparaître 20 millions d’emplois. Et si la fermeture des écoles semble temporaire, c’est en réalité un coup d’arrêt définitif dans la scolarité de beaucoup d’enfants, en particulier des filles.

Le manque à gagner correspond par exemple à 20 % du budget de la santé du Maroc

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Comme partout dans le monde, remettre sur pied les économies africaines aura un coût. Cela signifie injecter plus d’argent dans les services publics, notamment dans la santé et l’éducation. Cela suppose également que les pays dépensent davantage pour stimuler l’emploi et aider les PME, tout en investissant dans la prévention de futures pandémies ainsi que dans la lutte contre le changement climatique.

Une perspective qui sème la panique dans de nombreux gouvernements, qui ont vu leurs dettes exploser, la fuite des capitaux s’accélérer, et qui sont plutôt tentés par des programmes d’austérité.

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Artifices comptables

Pourtant, comme le rappellent les « millionnaires de l’humanité », ces ressources existent. Le problème est qu’elles continuent à être détournées des caisses des États pour grossir les comptes offshore des multinationales et des plus riches. Selon un rapport sur « l’état de la justice fiscale en 2020 » (publié par Tax Justice Network, l’Alliance mondiale pour la justice fiscale et l’Internationale des Services publics), les États du monde entier sont ainsi privés de plus de 360 milliards d’euros chaque année.

L’impact de ce pillage est impressionnant. Le manque à gagner correspond par exemple à 20 % du budget de la santé du Maroc. Cette proportion grimpe à 45% en Côte d’Ivoire, 70% au Sénégal et 472% au Nigeria.

Les champions toutes catégories de l’optimisation fiscale sont les géants du numérique

À l’origine de ces pertes, l’on trouve, certes, les milliardaires qui dissimulent leurs actifs dans des paradis fiscaux. Mais les premières responsables sont les multinationales qui multiplient les artifices comptables – le plus souvent légaux ! – afin de déclarer une grande partie de leurs bénéfices dans des pays à très faible fiscalité, même si elles n’y ont aucune activité, et de payer des montants d’impôts dérisoires.

Les champions toutes catégories de cette optimisation fiscale sont les géants du secteur numérique, du fait de leur facilité à manipuler les transactions virtuelles entre leurs filiales. Comble du cynisme, ce sont aussi ceux qui ont le plus profité de la pandémie, puisque leurs activités nécessitent moins d’échanges entre les personnes.

Les capitalisations de Facebook, Google, Apple et Amazon se sont respectivement envolées de 66 %, 41 %, 84 % et 72 % après compensation des pertes subies en mars sous le choc du Covid-19. C’est pourquoi les pays africains devraient suivre les traces de l’Inde, du Royaume-Uni, de la France, et introduire des taxes progressives sur les services numériques.

Opter pour le statu quo, en Afrique encore plus qu’ailleurs, c’est choisir l’instabilité

C’est d’ailleurs l’une des cinq mesures que la Commission indépendante pour la réforme de la fiscalité internationale des entreprises (ICRICT), dont je suis membre, a identifiées pour que les États puissent faire face à la pandémie. Nous recommandons aussi la mise en place d’un impôt plus élevé sur les entreprises en situation de monopole ou d’oligopole, en particulier celles qui profitent de la crise, comme le secteur pharmaceutique.

C’est aussi le moment d’instaurer un impôt minimum ambitieux – à l’échelle de la planète – sur toutes les entreprises, en profitant du changement d’administration à Washington, puisque le président élu Joe Biden y est favorable.

En 2030, un tiers des jeunes travailleurs dans le monde seront Africains. L’extrême jeunesse de l’Afrique a sans doute été sa force face à l’épidémie de Covid-19. Mais elle fait aussi montre de plus d’impatience, alors que sa vitalité est déjà réprimée par le chômage, la violence, les inégalités, la corruption, et, aujourd’hui, par cette récession. Opter pour le statu quo, en Afrique encore plus qu’ailleurs, c’est choisir l’instabilité.

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