Séries TV : en Égypte, oui à la créativité, mais sous surveillance…

Depuis la révolution, les séries font le pari d’aborder les problèmes de société du pays. Un parti pris qui contraint les professionnels à revoir le processus créatif. Et à réévaluer les limites de la censure.

Le producteur Adel Imam, lors du Festival de Marrakech, en 2013. © DR

Le producteur Adel Imam, lors du Festival de Marrakech, en 2013. © DR

Publié le 20 juillet 2015 Lecture : 3 minutes.

Oustaz Rais Qasm (« le patron »), la nouvelle production d’Adel Imam, est l’une des séries phares diffusées pendant le mois de ramadan en Égypte. Depuis des mois, auteurs, réalisateurs, acteurs et petites mains travaillent dans le secret le plus total. Aucune personne liée de près ou de loin au feuilleton n’a le droit d’en révéler le contenu. La chaîne CBC, reine de l’exclusivité sur ce créneau, a déjà acheté tous les droits. Pas une bande-annonce, pas une interview n’a fuité avant le début de la diffusion, au premier jour de jeûne, le 18 juin.

Mais quelques assistants à la langue un peu trop déliée, évidemment anonymes, ayant officié sur les tournages n’ont pu s’empêcher d’évoquer le pitch : une histoire familiale mêlant tracas du quotidien et problèmes plus profonds liés à la période post-25 janvier 2011. Une petite révolution dans la production audiovisuelle égyptienne, qui se contentait il y a encore quelques années de diffuser des soap operas mièvres en prenant garde à ne surtout pas mêler politique et divertissement.

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Sexe, drogue et politique

Cette ouverture a forcé scénaristes et producteurs à s’adapter et à repenser leurs produits télévisuels. « Les gens ont des attentes nouvelles, forcément on a revu notre manière de faire », explique Youssef el-Sherbiny, producteur exécutif de Right Marketing, à qui l’on doit Kabreet Ahmar (« l’allumette rouge »), l’un des succès de ce ramadan. « Avant la révolution, c’était plus simple pour nous de coller aux attentes du public, et les consignes des organismes de censure étaient claires et strictes. Aujourd’hui, on peut aborder plus de choses, mais ça nous rend la tâche aussi plus difficile », reconnaît-il. « Depuis peu, les gens attendent des choses plus politisées, mais aussi du sexe et de la drogue… Mais je garde mon éthique », tient à souligner le trentenaire, qui ne cache pas ses bonnes relations avec les autorités de censure en place.

Ces dernières doivent d’ailleurs elles aussi s’adapter à un paysage audiovisuel en mutation. « La nudité, l’homosexualité, l’apologie du terrorisme et toute forme de sympathie à l’égard des Frères musulmans sont interdites », précise Abdel Far-Shaty, responsable de l’autorité de censure, dépendant du ministère de la Culture. « Mais la politique, ce n’est pas un problème, on peut dire ce qu’on veut, du moment que l’on n’attaque pas directement un citoyen », assure-t-il, spécifiant que le raïs (le président Abdel Fattah al-Sissi) est « un citoyen comme les autres ».

La nudité, l’homosexualité, l’apologie du terrorisme et toute forme de sympathie à l’égard des Frères musulmans sont interdites.

Belal Fadl, célèbre écrivain engagé, en a fait l’amère expérience. Plusieurs de ses séries ont été purement et simplement interdites. La diffusion d’Ahl Iskanderia (« les gens d’Alexandrie ») est suspendue depuis un an. « Plusieurs chaînes l’avaient achetée et avaient même commencé à diffuser la bande-annonce. Et du jour au lendemain, plus rien. Elles ont tout arrêté. Puis le Premier ministre en personne s’est rendu sur le plateau du talk-show de Wael el-Ebrashy pour faire savoir qu’il avait demandé le retrait de la série, car elle offensait la police », raconte un producteur. Résultat, certains auteurs s’autocensurent – les uns par ferveur patriotique, les autres pour continuer à travailler.

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« Bien sûr que je me refrène ! reconnaît Ghada Abdel Aal. Mais j’ai ce côté très cynique dans l’écriture, j’aime pointer du doigt les choses qui clochent. » Auteure du roman à succès Ayza Atgawez (« je veux me marier », paru en 2008 et traduit en français en 2012 aux éditions de l’Aube sous le titre La Ronde des prétendants), Ghada Abdel Aal est appréciée, dans son pays comme à l’étranger, pour l’humour décapant avec lequel elle dépeint la société égyptienne.

La jeune femme est la scénariste de la superproduction Emorayyet Meen ? (« l’empire de qui ? »), une comédie noire sur une famille de retour d’exil après la chute de Moubarak, diffusée en 2014. « Il faut apprendre à jouer avec les limites, s’approcher autant que possible de la réalité qu’on a envie de raconter en gardant en tête la ligne rouge… Mais Emorayyet Meen ? a quand même été largement censuré, sans mon accord, en postproduction, modifiant totalement le propos », déplore-t-elle. Malgré ce succès télévisuel, elle a choisi de ne pas reconduire l’expérience et planche sur l’écriture d’un film pour le cinéma.

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