Birmanie : Aung San Suu Kyi, l’envol du papillon de fer

Après vingt-sept ans de résistance non violente, Aung San Suu Kyi et son parti ont remporté un éclatant succès lors des législativesdu 9 novembre. Et si le plus dur était à venir ?

Lors d’une conférence de presse à Rangoon, le 5 novembre. © MARK BAKER/AP/SIPA

Lors d’une conférence de presse à Rangoon, le 5 novembre. © MARK BAKER/AP/SIPA

Publié le 27 novembre 2015 Lecture : 5 minutes.

Ses partisans l’appellent le « papillon de fer ». Ou, plus affectueusement, Daw Suu (« mère Suu »). Les journalistes la surnomment plus volontiers la « dame de Rangoon ». Depuis près de trois décennies, la frêle silhouette en sarong de soie d’Aung San Suu Kyi est le symbole de la résistance à la junte militaire birmane, icône incontournable de la lutte pour les droits de l’homme. « Comme le dalaï-lama ou mère Teresa ! » s’enthousiasme la blogueuse Thet Myae Myaing, qui, comme des millions de Birmans le 9 novembre, s’est rendue aux urnes à l’occasion des premières élections libres du pays depuis 1990. « Vêtue de rouge, bien sûr ! » précise la jeune femme. La couleur, on l’aura compris, de la Ligue nationale pour la démocratie (LND), le parti d’Aung San Suu Kyi.

« Daw Suu est notre guide, je l’ai su dès ses premiers mots à la pagode de Shwedagon, le 26 août 1988 », explique Win, une militante de la première heure. Pourtant, Win a dû attendre vingt-sept années pour que sonne l’heure de la victoire de son idole. Et quelle victoire ! Avec 364 sièges sur les 491 en jeu, d’après les derniers résultats de la commission électorale. Assez pour permettre à la LND de réellement gouverner. Un raz de marée qui a pris les militaires, au pouvoir depuis cinquante-trois ans, par surprise : « Tous nos calculs et prévisions étaient faux », reconnaissait décontenancé le 13 novembre Zaw Htai, directeur général adjoint du cabinet présidentiel.

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Le discours de Shwedagon

C’était sans tenir compte de la popularité de cette femme idolâtrée par les Birmans et devenue, au long des années de dictature, l’incarnation de tous leurs rêves de démocratie.

Et pourtant, lorsqu’elle prononce son fameux discours de Shwedagon, en 1988, Aung San Suu Kyi est une inconnue. Ou presque. Revenant à Rangoon au chevet de sa mère mourante, cette femme de 46 ans, expatriée en Europe depuis des années, ne s’attend pas au choc que la vision de son pays meurtri par la répression militaire va provoquer en elle. Bouleversée, prise de court par ce « destin qui l’aveugle tout à coup comme une évidence », dira-t-elle, elle décide de rester, s’engage et devient la première secrétaire générale de la LND.

Si quelqu’un dans sa famille devait faire de la politique, c’était son grand frère, Aung San Oo, se souvient Win

« Nous ne pensions pas grand-chose de cette petite femme quand elle est apparue sur l’estrade, se souvient Win. Même si dans ses veines coulait le sang de son père, Aung San, héros de l’indépendance. Si quelqu’un dans sa famille devait faire de la politique, c’était son grand frère, Aung San Oo. »

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Et pourtant, Aung San Suu Kyi, qui n’a jamais parlé en public, va ce jour-là galvaniser la foule réunie autour de la pagode. « En tant que fille de mon père, dit-elle alors, je ne peux ignorer ce qui se passe aujourd’hui en Birmanie. » Les mots sont simples, percutants. Ils vont sceller son destin.

Une opposante encombrante pour la junte

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Née en 1945 à Rangoon, elle n’a que deux ans quand Aung San est assassiné. Elle vivra désormais dans le culte de ce père mythique, mais vouera aussi une admiration profonde à sa mère, Khin Kyi, une brillante diplomate nommée en 1960 ambassadrice à New Delhi. Cette dernière l’enverra à Londres étudier la politique, l’économie et la philosophie. À 22 ans, diplôme en poche, la jeune femme part travailler aux Nations unies, à New York. À son retour, elle épouse Michael Aris, un universitaire anglais dont elle a deux fils, Alexander et Kim. Le couple partage sa vie entre Londres et le Bhoutan, où habite Aris, spécialiste du Tibet et de l’Himalaya. Une vie somme toute rangée pour cette fille de bonne famille qui, à l’époque, s’intéresse plus à la littérature birmane qu’à la politique.

Les militaires n’ignorent pas que la traiter en opposante ordinaire, l’incarcérer, ferait d’elle une martyre

Dès son retour au pays, rien ne comptera plus que son combat contre la junte. Très vite les généraux comprennent le danger que représente ce personnage charismatique qui, par sa simple présence, les mains jointes, fascine les foules. Il leur faut user de finesse : les militaires n’ignorent pas que la traiter en opposante ordinaire, l’incarcérer, ferait d’elle une martyre. Ils lui proposent donc, en secret, de repartir en Angleterre. Mauvais calcul : Suu Kyi refuse net. Quand, en 1990, la LND remporte les élections générales, elle a déjà été placée en résidence surveillée dans la demeure familiale, au nord de Rangoon. Et emploie désormais ses journées à lire, à jouer du piano et à écrire.

En 1991, elle obtient le prix Nobel de la paix, mais, à Stockholm, sa chaise reste vide, et ce sont ses enfants qui le reçoivent en son nom. Pas assez pour la faire flancher. Pas plus que le cancer en phase terminale de son mari en 1999 : la junte, une fois de plus, lui proposera de regagner Londres. Elle déclinera l’offre, certaine que jamais elle ne pourrait revenir en Birmanie.

« Quelques années plus tard, en 2003, se souvient le Malaisien Razali Ismail, ancien envoyé spécial des Nations unies en Birmanie, elle a refusé que son fils Alexander lui rende visite en prison. Pourtant tout était négocié. » « Pourquoi une telle faveur, alors qu’il y a des centaines d’autres prisonniers qui ne voient pas leur propre famille ? » se justifie Suu Kyi. La légende grandit.

Une aura ternie

En 2010, après quelque vingt ans passés derrière les barreaux ou en résidence surveillée, le « papillon de fer » est libéré et s’envole enfin. En 2011, le général Than Shwe, chef en poste depuis 1992, se retire de la vie publique. La junte est officiellement dissoute, et ses pouvoirs sont transférés à un président civil, Thein Sein. Aujourd’hui, quatre années plus tard, avec ce scrutin historique, la Birmanie semble avoir enfin rejeté pour de bon le spectre des dictatures militaires.

On veut voir ce qu’elle donne en vrai : mère Teresa et le dalaï-lama n’ont, eux, jamais eu à gouverner ! , commente la blogueuse Thet Myae Myaing

Il ne faut toutefois pas se leurrer : derrière l’image d’Épinal de la « dame de Rangoon » affrontant l’armée, immortalisée par le cinéaste Luc Besson dans The Lady, se cache une femme de poigne, redoutable politicienne et dépourvue d’états d’âme. Son aura immaculée de madone de la démocratie s’est ternie depuis son élection à l’Assemblée en 2012. L’engouement a peu à peu fait place à une nouvelle lucidité. Certains de ses partisans lui reprochent d’avoir écarté des personnalités de l’opposition durant la campagne électorale.

« Froide, calculatrice et dirigiste », commente un diplomate français qui l’a souvent rencontrée au cours des dernières années. « Retorse », précise-t-il, et prête à nouer des alliances opportunistes avec ces mêmes généraux qui, dans les années 1970, opprimaient le peuple. Profitant pleinement de ce nouveau climat de liberté qui règne désormais au Myanmar, la blogueuse Thet Myae Myaing reste, elle aussi, lucide : « Maintenant, nous, les jeunes, on veut voir ce qu’elle donne en vrai : mère Teresa et le dalaï-lama n’ont, eux, jamais eu à gouverner ! »

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