Les illusions perdues de la jeunesse sud-africaine

Les manifestants se sont tus mais la colère n’est pas retombée. Plus que le système éducatif, c’est le modèle de société postapartheid qui est mis en cause.

L’université de Wits, à Johannesburg, a été à la pointe de la contestation contre la hausse des frais de scolarité en octobre. © Zhai Jianlan/Xinhua-Rea

L’université de Wits, à Johannesburg, a été à la pointe de la contestation contre la hausse des frais de scolarité en octobre. © Zhai Jianlan/Xinhua-Rea

Publié le 17 décembre 2015 Lecture : 4 minutes.

Dans les grandes villes d’Afrique du Sud, les manifestations étudiantes ne sont plus que sporadiques. Fin novembre, quelques heurts ont de nouveau éclaté sur le campus de l’université de technologie de Tshwane, à Pretoria, ou sur celui de l’université de technologie de la péninsule du Cap. Des étudiants ont été arrêtés et des examens de fin d’année ont dû être décalés. Mais rien de commun avec la vague de contestation qui a ébranlé le pays tout entier en octobre.

Pourtant, le calme n’est que de surface. Certes, devant la mobilisation massive des étudiants organisés autour du slogan « Fees Must Fall », les autorités ont renoncé à augmenter les frais de scolarité. Le 23 octobre, des milliers de jeunes massés devant le siège du gouvernement, à Pretoria, ont crié leur victoire avant de reprendre le chemin de l’université, y compris dans les établissements du Cap et de Pretoria, qui avaient été à la pointe du mouvement. Mais déjà, des voix s’élèvent pour annoncer la reprise prochaine des manifestations.

Rien n’a changé pour les étudiants noirs et pauvres

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À 22 ans, Shaeera Kalla est diplômée en philosophie et en sciences politiques. Militante active de la cause, elle est aussi l’ancienne présidente du conseil représentatif des étudiants de l’université de Wits, à Johannesburg. « En 1994, l’ANC [le Congrès national africain, au pouvoir] avait promis que nous aurions une éducation libre et de qualité. Et si nous ne l’avons toujours pas, ce n’est pas faute de moyens. C’est à cause de l’absence de volonté politique. Notre système éducatif est toujours élitiste et oppressif. Rien n’a changé pour les étudiants noirs et pauvres. » La nation Arc-en-Ciel a échoué, ajoute-t-elle : « Nous vivons dans un pays où les universités blanches restent privilégiées, comme du temps de l’apartheid. Notre génération, celle des born free [littéralement, les « nés-libres », qui ont vu le jour après la libération de Nelson Mandela, en 1990], est sous-représentée. Nous sommes au bord de l’asphyxie ! »

Les étudiants prônent également des revendications sociales

La grogne des étudiants ne s’est pas limitée aux frais d’inscription. Elle a rapidement glissé vers des revendications sociales beaucoup plus larges – et c’est aussi pour cela que la contestation menace de reprendre. En effet, les manifestants ont pris fait et cause pour les sous-traitants qui travaillent sur les campus (les femmes de ménage, le personnel des cafétérias, les gardiens ou encore les jardiniers), souvent pour des salaires de misère, ce qui les met dans l’impossibilité d’offrir des études supérieures de qualité à leurs enfants quand ceux d’un professeur qui enseigne dans le même établissement ont accès à un cursus quasi gratuit.

En Afrique du Sud, le salaire moyen des employés d’université est de 2 100 rands par mois (près de 140 euros). En octobre, plusieurs d’entre eux ont manifesté et ont été arrêtés. Riola, une étudiante en droit de 23 ans, était présente pour les accueillir à leur sortie de prison : « Nous les attendions avec des pizzas, et bon nombre d’entre eux, parmi les plus âgés, m’ont confessé qu’ils en mangeaient pour la première fois ! » Consciente de ses privilèges, Riola l’est tout autant des inégalités qui minent son pays : « Dans mon université, au Cap, il y a environ 35 000 étudiants. Mais seuls 19 sont originaires du township voisin de Khayelitsha, où vivent plusieurs centaines de milliers de personnes. Comment est-ce possible ? »

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Patricia Ndhlovu, sociologue à l’Institut de recherche des affaires publiques, estime malgré tout que le mouvement de protestation n’a, en lui-même, rien d’exceptionnel. Elle explique que des facs considérées comme mineures font grève presque chaque année dans l’indifférence générale. « En fait, si les griefs ont cette fois été entendus, c’est parce qu’ils venaient d’universités d’élite qui ont pignon sur rue et qui ont réussi à se faire entendre aux quatre coins du globe. »

Beaucoup d’acteurs issus du monde associatif ont été happés par le gouvernement et sont devenus ministres, et cela a entraîné une démobilisation progressive de la société civile, explique Stephen Faulkner

Selon Stephen Faulkner, coordinateur du Syndicat des travailleurs municipaux d’Afrique du Sud, les premières élections démocratiques de 1994 avaient insufflé un vent nouveau. « Il y avait tellement d’attentes, d’idéaux, de promesses et d’optimisme », se souvient-il. Mais à partir de 1999, le président Thabo Mbeki puis son successeur, Jacob Zuma, ont mis en place une politique d’inspiration néolibérale. « Beaucoup d’acteurs issus du monde associatif, comme les syndicalistes, ont été happés par le gouvernement et sont devenus ministres, et cela a entraîné une démobilisation progressive de la société civile. »

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Aujourd’hui, les engagements non tenus, la corruption, le clientélisme et le népotisme de l’insubmersible ANC engendrent de grandes frustrations, mais, selon Faulkner, Fees Must Fall n’est pas équivalent au Mai 68 de la France. « Dans notre cas, la question est beaucoup plus axée sur la très grande pauvreté, sur l’accès à l’éducation et sur l’égalité d’une manière générale », affirme-t-il.

En Afrique du Sud, le chômage est difficilement quantifiable, mais il oscillerait entre 30 % et 40 %, voire plus dans les communes les plus pauvres. Cypho est une lycéenne de 17 ans ; elle vit à Tembisa, un township d’environ 400 000 habitants situé à une vingtaine de kilomètres de Johannesburg. Malgré des notes excellentes et une bourse d’études, elle a dû renoncer à faire du droit, les frais de scolarité étant trop élevés. Elle étudiera l’informatique, plus abordable. Sa grand-mère, Magogo, 65 ans, esquisse un petit sourire lorsqu’elle évoque la nation Arc-en-Ciel. « Qu’est-ce qui a changé pour moi depuis la fin de l’apartheid ? Je peux utiliser les mêmes toilettes que les Blancs sans me faire cracher dessus. C’est tout. »

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