Algérie : Louisa Hanoune, icône de gauche

De sa première incarcération, en 1983, à sa réélection récente à la tête du Parti des travailleurs, cette battante au verbe haut est restée fidèle à ses idéaux. Portrait-itinéraire d’une icône de gauche.

Image173044.jpg © RYAD KRAMDI/MAX PPP

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FARID-ALILAT_2024

Publié le 22 avril 2016 Lecture : 9 minutes.

De son bureau, au deuxième étage de l’immeuble qui abrite le siège du Parti des travailleurs (PT), Louisa Hanoune peut apercevoir distinctement la prison d’El-Harrach, son portail bleu, ses murs écaillés et ses barbelés qui montent au ciel. C’est dans cette maison d’arrêt, au cœur d’un quartier populaire d’Alger, qu’elle a été incarcérée le 18 décembre 1983. Quelques heures plus tôt, elle avait été arrêtée par la Sécurité militaire (SM) pour avoir distribué des tracts réclamant la démocratie. À l’époque du régime à parti unique, un tel geste militant pouvait être assimilé à une atteinte à la sûreté de l’État. Louisa séjournera trois mois dans le quartier des femmes avant d’être transférée à la prison de Médéa, où elle passera trois autres mois. « Les directeurs de ces établissements pénitenciers étaient d’anciens moudjahidine [maquisards de la révolution], se souvient-elle. Ils étaient révoltés de voir des Algériennes embastillées pour avoir défendu des opinions politiques. »

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Presque la doyenne de l’opposition

Si elle relève d’une pure coïncidence, la proximité entre la sinistre maison de rééducation d’El-Harrach et le siège du PT n’en constitue pas moins une sorte de revanche. Trente ans après, Louisa Hanoune se souvient de presque tous les détails de son séjour carcéral. Comme elle se rappelle ce lundi 17 octobre 1988, quand des agents de la même SM l’ont interpellée, puis détenue trois jours dans un lieu secret. « J’entendais les râles et les cris des jeunes qu’on torturait, se souvient-elle. La prison a forgé mon destin. Les mois que j’y ai passés constituent le socle de mon engagement politique. Aucun retour en arrière n’était plus possible. Je savais que je serais marquée à vie. » Des hommes et des femmes qui embrassent des carrières politiques après être passés par la case prison, on en compte des dizaines en Algérie. Mais le cas de la patronne du PT – même si elle récuse ce titre – est unique.

À 62 ans, Louisa Hanoune est l’un des rares dirigeants politiques à cumuler autant d’années – vingt-six – à la tête de son parti, fondé dans la foulée de l’ouverture démocratique née de la révolte qui a embrasé l’Algérie en octobre 1988. Elle fait presque figure, à ce titre, de doyenne des opposants. Et ses militants et collaborateurs, qu’elle désigne sous le vocable de « camarades », ne semblent pas près de se résoudre à la voir prendre sa retraite : à l’issue du congrès extraordinaire du PT en mars, ils l’ont réélue à la tête du parti, alors en butte à une campagne de déstabilisation orchestrée par quelques dissidents.

Mais la particularité de Louisa Hanoune ne réside pas uniquement dans sa longévité au sein du parti ou dans son passé de militante emprisonnée. Elle est aussi, au Maghreb et dans le monde arabe, la seule femme à diriger un parti d’opposition, d’obédience trotskiste de surcroît, et à s’être présentée à une élection présidentielle (2004 et 2014). « Bouteflika se prévaut partout où il voyage de compter dans son pays une femme comme Louisa Hanoune, raconte une amie de cette dernière. Il en est même fier. » N’a-t-il pas lancé un jour au président de la Douma russe : « Avez-vous l’équivalent de Louisa Hanoune ? »

Des partisanes de Louisa Hanoune, lors d'un meeting électoral,à Koléa,au sud-est d'Alger, en avril 2014. © MOHAMED MESSARA/EPA/CORBIS

Des partisanes de Louisa Hanoune, lors d'un meeting électoral,à Koléa,au sud-est d'Alger, en avril 2014. © MOHAMED MESSARA/EPA/CORBIS

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Militante tout au long de son parcours

Fille d’un père boulanger et d’une mère au foyer, Louisa Hanoune a vu le jour sept mois avant le déclenchement de l’insurrection du 1er novembre 1954. L’événement qui déterminera son parcours surviendra pendant cette terrible guerre. Au cours d’une opération, l’armée française bombarde son village, niché dans les montagnes de la petite Kabylie. La maison familiale est rasée. Les Hanoune trouvent alors refuge à Annaba, dans l’est du pays. « La destruction de notre foyer a été un traumatisme pour nous, confie-t-elle. Depuis, je me suis juré de ne jamais me taire devant l’arbitraire. » Elle donnera libre cours à son engagement à l’université, qu’elle rejoint au milieu des années 1970, non sans avoir vaincu les réticences de son père, qui ne voyait pas d’un bon œil sa fille fréquenter les amphis.

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À l’époque, les étudiants algériens avaient pour idoles Che Guevara et Mandela, pourfendaient l’impérialisme américain et célébraient la révolution agraire, le socialisme, le marxisme-léninisme ou le tiers-mondisme. « Les campus étaient des lieux de savoir mais aussi des foyers de contestation, glisse Louisa Hanoune. On y faisait l’apprentissage du militantisme politique et syndical. » C’est cet engagement estudiantin qui conduira cette licenciée en droit à descendre dans la rue dans les années 1980 pour dénoncer le code de la famille, lequel confine la femme algérienne dans le statut de mineure à vie.

Saluant ses supporters, le 20 février 2009, à Alger. © LOUAFI LARBI/REUTERS

Saluant ses supporters, le 20 février 2009, à Alger. © LOUAFI LARBI/REUTERS

Une proche d’Abdelaziz Bouteflika

Louisa Hanoune aurait pu changer la trajectoire de son parti, de son destin ou de celui de certains de ses « camarades » lors du dixième anniversaire de la création du PT. Nous sommes à l’été 2000. Le directeur de cabinet de la présidence, Ali Benflis, l’appelle pour lui proposer d’entrer au gouvernement. Le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD), parti laïque dirigé alors par Saïd Sadi, avait bien consenti à soutenir le programme du président Bouteflika en siégeant dans l’exécutif. Pourquoi pas le PT ? Refus poli de Louisa Hanoune. « Nous ne pouvions pas nous associer à des partis avec lesquels nous avions autant de divergences », explique-t-elle. Quatre ans plus tard, le président lui fait la même proposition. Le ministère de la Jeunesse et des Sports est promis à un député de son parti.

Mais l’arrivée du PT dans l’exécutif capote une nouvelle fois. Bouteflika en est déçu. « Pour mon malheur, elle ne veut pas être ministre, aurait-il dit un jour. Elle défend pourtant le pays mieux que bon nombre de mes ministres. » Le président a estimé qu’il valait mieux l’avoir dans l’opposition que dans le gouvernement, tempère un connaisseur du sérail. Il n’empêche. Bouteflika ne lui a gardé aucune rancune. Bien au contraire : entre Louisa et Abdelaziz débute une complicité aussi rare que franche. Au téléphone ou en aparté, ils se parlent des heures durant. Au palais d’El-Mouradia ou dans ses résidences, le chef de l’État la reçoit sans protocole. Parfois, il lui arrive même de demander à la voir en urgence. « Elle est le seul responsable politique qui ose être « cash » avec Bouteflika », observe l’une de ses intimes. Un vieux collaborateur opine : « Il ne la reçoit pas pour le cancan mais pour échanger, débattre, voire s’informer de l’état de la nation. Le président l’écoute, la consulte et parfois lui donne raison. »

Elle plaidera pendant quatre heures pour l’abandon de la loi sur les hydrocarbures, concoctée par le ministre de l’Énergie, Chakib Khelil

À l’hiver 2002, au cours d’un long tête-à-tête, Louisa Hanoune déconseille au chef de l’État d’organiser un référendum pour faire du tamazight, le berbère, une langue nationale, comme il s’y était engagé lors d’un meeting, en septembre 1999, en Kabylie. « Vous ne pouvez pas demander aux Algériens de se prononcer dans les urnes sur leur identité, lui dit-elle. Vous allez diviser le pays. » Bouteflika abandonne l’idée et concède que ses propos sur le référendum devant les Kabyles pouvaient passer pour une provocation inutile. Le tamazight deviendra une langue nationale par voie parlementaire. Deux années plus tard, elle plaidera pendant quatre heures pour l’abandon de la loi sur les hydrocarbures, concoctée par le ministre de l’Énergie, Chakib Khelil. Préparée par un cabinet américain, cette loi, dit-elle en substance, est antinationale et taillée sur mesure pour les multinationales. Elle qualifiera même Khelil de « traître » sans que le président ne s’offusque que son ami d’enfance soit désigné ainsi.

Adoptée en avril 2005, la loi Khelil sera finalement retirée en juillet 2006. Après son AVC d’avril 2013, le chef de l’État confiera à l’opposante qu’il n’a pas l’intention de briguer un quatrième mandat à cause de son état de santé. « Vous me voyez candidat dans cet état… », lui glisse-t-il en désignant sa chaise roulante. Certes, il changera d’avis, mais Louisa Hanoune estime que son interlocuteur était sincère au moment où il lui a fait cette confidence. Cette complicité est telle que le président la reçoit un jour en présence de son Premier ministre, Abdelmalek Sellal, qui lui faisait un compte rendu détaillé sur les affaires du pays. Jamais un opposant n’avait eu un tel privilège.

Et cette relation particulière va au-delà de la personne du chef de l’État. La sœur de ce dernier, ainsi que son frère cadet et influent conseiller, Saïd, sont des interlocuteurs réguliers de Louisa Hanoune. Bien sûr, cette proximité vaut à la patronne du PT critiques et persiflage. Ses détracteurs ne comprennent pas qu’elle étrille le gouvernement et brocarde les hommes du président tout en épargnant celui-ci. L’intéressée assume cette ambivalence. « Au PT, nous avons la parole libre, rétorque-t-elle. Quand les choses ne fonctionnent pas bien ou pas du tout, nous le disons. Quand ça marche, nous le disons aussi. »

La rupture avec le chef de l’État

Seulement voilà, ce long compagnonnage avec le chef de l’État s’est effiloché depuis la réélection de celui-ci pour un quatrième mandat, en avril 2014. Reclus dans sa résidence de Zeralda, il ne la reçoit plus, ne la prend plus au téléphone. Le cordon est rompu. Certes, les bureaux de Sellal, avec lequel Louisa Hanoune a tissé des liens d’amitié, lui sont ouverts à tout moment. Certes, encore, ses échanges avec Saïd n’ont jamais cessé.

Depuis novembre 2015, Louisa Hanoune est même devenue une cible à abattre. Ses adversaires ? Des membres du clan présidentiel. Ses torts ? Ils sont nombreux. Le premier est d’avoir cosigné une lettre réclamant une audience au président afin de l’alerter sur les « dangers » auxquels le pays fait face. Pour elle, la crise générée par la chute des cours du pétrole, l’insécurité le long des frontières, l’érosion du pouvoir d’achat et l’opacité dans la conduite des affaires sont autant de menaces sur la stabilité du pays. À ce jour, la lettre est restée sans réponse. Son deuxième tort est de dénoncer inlassablement certains hommes d’affaires proches du pouvoir, qu’elle compare aux oligarques russes qui ont profité de la maladie du président Eltsine pour dépecer le pays et s’enrichir. Même le gouvernement de son ami Sellal ne trouve plus grâce à ses yeux. Elle juge que « 30 % de ses membres sont corrompus ».

Pour la salir, ses pourfendeurs lui prêtent une fortune, des investissements immobiliers et des placements à l’étranger

Ces prises de position tranchées lui valent bien sûr des campagnes de calomnie, des tombereaux d’insultes, voire des menaces. « Ils ne lui pardonnent pas ses sorties, avance l’une de ses connaissances. Pour eux, c’est comme si elle avait trahi la maison familiale. D’où les tentatives de déstabiliser son parti pour lui substituer une nouvelle direction. » Du coup, pour la salir, ses pourfendeurs lui prêtent une fortune, des investissements immobiliers et des placements à l’étranger. Cela fait bien rire l’intéressée, laquelle n’en a pas moins porté plainte contre la chaîne privée Ennahar TV, qui avait fait état de ces allégations.

« Je connais les commanditaires de ces ragots, souffle-t-elle. Ce sont ceux que je dérange. » De fait, elle habite un F3 dans une cité populaire et utilise la voiture et le chauffeur du parti. Si elle bénéficie, comme bon nombre de responsables, d’une protection rapprochée depuis sa candidature à la présidentielle de 2004, celle-ci lui a été imposée par les autorités par mesure de sécurité. Son salaire ? Elle n’en fait pas mystère : 180 000 dinars (environ 1 460 euros) par mois, prélevés sur les cotisations des 24 députés que compte le parti. On l’aura compris, il en faudra beaucoup plus pour faire taire la pasionaria de la gauche algérienne, dont le charisme et l’éloquence sont d’autant plus redoutables qu’elle s’exprime dans un arabe dialectal accessible à tous, quand d’autres manient un arabe classique ronflant et abscons. « Les Algériens l’apprécient parce qu’elle est une battante qui s’est faite toute seule, souligne l’un de ses collaborateurs. Elle est proche du peuple parce qu’elle vit au milieu du peuple. »

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