Brésil : ils ont eu la peau de Dilma Rousseff

Évangéliques, représentants des grands propriétaires terriens et partisans de la légalisation des ventes d’armes ont uni leurs forces pour obtenir la destitution de la chef de l’État.

« Ciao chérie ! », « Impeachment, maintenant ! » : manifestation au Parlement, le 26 avril. © ERALDO PERES/AP/SIPA

« Ciao chérie ! », « Impeachment, maintenant ! » : manifestation au Parlement, le 26 avril. © ERALDO PERES/AP/SIPA

Publié le 19 mai 2016 Lecture : 6 minutes.

Tout avait commencé le 17 avril. Cinq heures durant, dans une atmosphère électrique, 367 députés (sur 513) s’étaient succédé au micro pour demander la destitution de Dilma Rousseff. Dans des discours enflammés, beaucoup avaient justifié leur vote en invoquant Dieu, la famille, voire… d’anciens tortionnaires du temps de la dictature militaire. Le motif officiel de cette demande de destitution n’avait pourtant rien à voir avec ces fiévreuses diatribes.

La chef de l’État était accusée d’avoir maquillé les comptes de la nation afin de minimiser artificiellement l’ampleur du déficit budgétaire en pleine année électorale… Ce scrutin a confirmé ce qu’on savait déjà : ce Congrès (qui inclut la Chambre des députés et le Sénat) est sans doute le plus conservateur qu’ait connu le Brésil depuis le coup d’État de 1964.

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Impression confirmée, le 12 mai. Après divers rebondissements parlementaires dignes d’une telenovela, le Sénat s’est bel et bien prononcé pour la suspension de Dilma Rousseff pour une durée maximale de six mois (lire encadré).

Une destitution signé « BBB »

Est-ce un hasard si les députés sont surnommés les BBB, pour « bœuf » (les soutiens de l’agrobusiness), « balles » (ceux de l’industrie d’armement) et « bible » (les évangéliques) ? Ces BBB ont constitué un puissant groupe parlementaire dont Eduardo Cunha, membre du Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB), président de la Chambre, évangélique bon teint et féroce opposant à Rousseff, est l’incontestable chef de file. C’est lui qui, en tant que président de la commission ad hoc, a déclenché, puis accéléré la procédure de destitution.

Les trois quarts des députés qui ont voté pour la destitution de la chef de l’État sont eux-mêmes impliqués dans des affaires de corruption !

Le brave homme n’a pourtant rien d’un enfant de chœur : il sera prochainement jugé par le tribunal suprême fédéral pour avoir touché des pots-de-vin dans le scandale Petrobras !

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Il vient même d’être suspendu à l’unanimité des onze juges du Tribunal fédéral suprême de ses fonctions de président de la Chambre des députés pour avoir « usé de ses fonctions dans son propre intérêt et de façon illicite afin d’empêcher que les investigations à son encontre n’arrivent à leur terme ». Mais on ne s’étonne plus de rien dans ce pays où les trois quarts des députés qui ont voté pour la destitution de la chef de l’État sont eux-mêmes impliqués dans des affaires de corruption !

« Depuis 2005, nous n’avons plus aucun échange avec les membres du PT. Au contraire, ces derniers poussent à la confrontation idéologique », regrette l’évangélique Sóstenes Cavalcante, député du Parti des démocrates, sur le portail brésilien du grand quotidien espagnol El País. Il est vrai que Dilma Rousseff n’a jamais tenté de dialoguer avec les religieux, qui lui ont toujours été farouchement hostiles.

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Michel Temer, acteur décisif ? 

Dès la présidentielle de 2010, catholiques conservateurs et évangéliques ont appelé à voter contre elle parce qu’elle s’était prononcée en faveur de l’avortement. Au Brésil, il est interdit d’avorter, sauf en cas de viol ou de danger pour la mère. Mais c’est encore trop pour les évangéliques, qui souhaitent en finir avec cette exception.

Même chose pour les droits des homosexuels, qu’ils souhaitent remettre en question, et pour le statut de la famille, qu’ils ne conçoivent que « traditionnelle » : un homme, une femme et des enfants. L’idée sous-jacente est de bloquer toute possibilité d’adoption pour les couples homosexuels. En réponse à la Gay Pride, Eduardo Cunha rêve même de créer une journée de la « fierté hétérosexuelle ».

Toutes les tendances de l’opposition sont d’accord sur un point : se débarrasser définitivement de Rousseff

Chaque tendance de la coalition conservatrice a ses revendications propres. Certains (les « balles ») veulent avant tout légaliser le port d’arme. D’autres (les « bœufs »), modifier la Constitution de manière à retirer au gouvernement et à la Fondation nationale de l’Indien (Funai) la prérogative de délimiter les terres indigènes pour la confier aux députés.

Mais tous sont d’accord sur un point : se débarrasser définitivement de Rousseff, en espérant que le vice-président, le centriste Michel Temer, qui la remplace désormais, se montrera plus « flexible » et acceptera de mettre ces sujets sensibles à l’ordre du jour du Congrès. Leurs espoirs ont été confortés par la visite au palais du Jaburu, la résidence du vice-président, de Silas Malafaia, l’un des pasteurs évangéliques les plus influents, venu bénir le futur gouvernement…

Incomprise par ses électeurs, Dilma perd ses soutiens 

Dilma, c’est vrai, n’a jamais eu l’Église de son côté. Cela ne l’a certes pas empêchée de parvenir à la tête du pays, mais peut-elle gouverner contre les BBB ? Le système politique brésilien est ainsi fait que, l’exécutif étant souvent minoritaire, les coalitions sont obligatoires… Lors de sa première élection, Dilma disposait de forts appuis au Congrès, mais ceux-ci se sont ensuite réduits comme peau de chagrin.

Comme l’explique le juriste Michael Mochallem, de la Fondation Getulio Vargas, à Rio, la montée en puissance des conservateurs s’est traduite en 2015 par l’accession de Cunha à la présidence de la Chambre des députés. L’année précédente, Dilma Rousseff avait tenté de se rapprocher des ruraux en nommant Kátia Abreu (PMDB), une proche de l’agrobusiness, au ministère de l’Agriculture, mais le plus clair résultat de la manœuvre aura été de susciter l’incompréhension de ses électeurs.

Toujours selon Mochallem, le groupe parlementaire des BBB se berce d’illusions s’il s’imagine que Temer va reprendre à son compte ses revendications : « En bon centriste, il ne va sûrement pas inscrire de projets extrémistes à l’ordre du jour du Congrès, mais négocier avec leurs promoteurs afin de gagner du temps et de poursuivre son propre objectif prioritaire, qui est le redressement de l’économie. »

Le Brésil est en effet en pleine récession : l’an dernier, le PIB a reculé de 3,8 %. En tout cas, le programme très libéral de Temer ne devrait pas contribuer à réduire son impopularité (à en croire les sondages, 60 % des Brésiliens lui sont hostiles). Qui sait ? Il pourrait replacer le Parti des travailleurs dans la course à la présidentielle de 2018.

IMPEACHMENT, MODE D’EMPLOI

Le 17 avril, une procédure de destitution a été engagée contre Dilma Rousseff. Plus des deux tiers des députés se sont prononcés en ce sens. Depuis, une commission ad hoc a été mise en place au Sénat, acquis à l’opposition. Ses membres ont tranché le 12 mai. À la majorité simple, ils ont écarté la chef de l’État pour une durée maximale de cent quatre-vingts jours. C’est le vice-président, le centriste Michel Temer, 75 ans, qui assure l’intérim, tandis qu’une enquête sera diligentée contre la présidente, avant la tenue d’un procès.

De quoi Rousseff est-elle accusée ?

En 2014, son gouvernement aurait maquillé certains déficits en empruntant auprès de banques publiques. Tous ses prédécesseurs ont eu recours à cette technique dite de « pédalage fiscal » sans que personne s’en émeuve.

Quand aura lieu le procès ?

Avant le mois de novembre, au Sénat. Accusés et témoins pourront s’y exprimer. Il faudra que les deux tiers des sénateurs (54 sur 81) le souhaitent pour que la destitution définitive soit prononcée. « Elle le sera probablement, mais les sénateurs peuvent encore changer d’avis s’il y a une forte condamnation de la communauté internationale », analyse le juriste Michael Mochallem, de la Fondation Getulio Vargas.

Y aura-t-il des élections anticipées, en octobre ?

Sans doute pas, puisque le Parti de la social-démocratie brésilienne (PSDB, droite) et le Parti du mouvement démocratique brésilien (PMDB, centre droit) n’y ont aucun intérêt. À en croire les sondages, le vice-président, Michel Temer, n’est crédité que de 2 % des intentions de vote. Ce dernier deviendra le premier membre du PMDB à accéder à la magistrature suprême, alors que, depuis trente ans, personne ne peut gouverner le Brésil sans faire alliance avec ce parti centriste fort bien représenté au Congrès. Mais Temer ne sera-t-il pas jugé illégitime dans la mesure où il n’aura pas été élu ?

Y a-t-il eu coup d’État ?

C’est ce que prétend Dilma Rousseff. « Je suis vraiment triste, a-t-elle confié à CNN, la chaîne d’informations américaine, avant le vote. La pire chose qui puisse arriver à un être humain est d’être victime d’une injustice. Et c’est mon cas avec cette procédure de destitution. »

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