Musique : l’afro-trap, rap africain sans complexe !

Ils sont jeunes, grandissent en France, assument leur héritage africain et produisent un rap enjaillé comme on gère un business. Leurs clips cumulent des millions de vues. Bienvenue dans l’univers tendance de l’afro-trap !

Le rappeur d’origine malienne, membre du groupe 113, Mokobé. © STEPHANE VANSTEENKISTE/NMA 2015/SIPA

Le rappeur d’origine malienne, membre du groupe 113, Mokobé. © STEPHANE VANSTEENKISTE/NMA 2015/SIPA

leo_pajon

Publié le 6 juin 2016 Lecture : 5 minutes.

Chicha au bec, le visage à moitié dissimulé sous des volutes de fumée, Mokobé pianote fébrilement sur son smartphone dans un salon de thé lounge parisien. Le rappeur d’origine malienne, membre du groupe 113, plusieurs fois « disque d’or », cherche l’un de ses derniers clips : Getting Down.

« On te fait vibrer comme un stade de foot/Nos voix réunies c’est le monde qui nous écoute…» Le son, calibré pour les clubs, mêle sur une rythmique dance chant rap et sonorités africaines, avec des invités prestigieux pour les refrains, les jumeaux nigérians de P-Square. En bas de l’écran, les chiffres s’affichent avec insolence : presque 2,5 millions de vues.

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La vidéo date de juin 2015. Trois mois plus tard, un inconnu de 21 ans vient révolutionner le rap français. Mohamed Sylla, alias MHD, d’origine sénégalo-guinéenne, lance le premier volume d’une série intitulée « afro-trap » avec le clip de La Moula. À l’image, des gamins et des ados d’une cité du 19e arrondissement de Paris se trémoussent sur un sample de synthé entêtant tiré du hit Shekini, de P-Square. « Négro me voilà pour mes Soninkés, Diakhankés/ Mes Poulars et les Dioulas… » Phrasé rap sur rythmique africaine, MHD vient d’inventer « l’afro-trap ». Aujourd’hui, les six clips de la série totalisent plus de 77 millions de vues.

Quand on évoque le phénomène, Mokobé se fend d’un large sourire. « La première fois que j’ai écouté MHD, j’étais super content, j’ai validé direct. Je me suis dit : « Enfin ! Voilà un petit frère qui s’intéresse à l’Afrique ! » J’ai acheté l’album [intitulé MHD, 12 700 albums vendus la première semaine], j’ai partagé les sons sur les réseaux sociaux… Pour moi, c’est l’un des rares à avoir une vraie direction artistique sur son projet. Sa démarche musicale n’est pas si différente de la mienne, même si je n’aurai jamais la prétention de dire qu’il est un héritier. Mais ce qui fait la différence, c’est un sens marketing, une manière d’assumer la fusion entre des genres très différents et d’imposer une marque.» Car, aujourd’hui, le terme « afro-trap » n’est pas qu’un genre musical, c’est aussi une marque déposée par le producteur de MHD, Adel Kaddar, et licenciée par Universal.

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Les expériences de métissage entre musique africaine et hip-hop français existent depuis plus de quinze ans. Le collectif franco-congolais Bisso Na Bisso, créé en 1997 sous la houlette du rappeur Passi, faisait déjà le grand écart. Malgré un énorme succès en France et sur le continent, ces transfuges ont été peu suivis sur une scène hip-hop plus séduite par le style gangsta que par le « rap sauce gombo ».  Avec son album Mon Afrique, Mokobé tentait en 2007 un retour aux racines en s’offrant les plus grandes stars du moment (Youssou Ndour, Salif Keïta, Seun Kuti, Tiken Jah Fakoly…). Le projet est un succès critique, mais, comme il le concède, un relatif échec commercial avec « seulement » 60 000 albums vendus (soit dix fois moins que le premier disque de son collectif, le 113).

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L’explosion actuelle de MHD révèle peut-être une plus grande maturité des artistes d’origine africaine, selon Thomas Blondeau, journaliste spécialisé et auteur de Combat Rap (deux volumes, Castor Music éditions). « Les premières tentatives de rap 100% afro, comme celle du Bisso, racontent une Afrique fantasmée. Mokobé est déjà beaucoup plus avancé et crédible artistiquement, on sent qu’il crée en vrai fan de musique africaine, il est d’ailleurs resté fidèle à ce créneau. Ceux qui arrivent aujourd’hui n’ont parfois jamais mis un pied sur le continent, mais, grâce à internet, ils sont beaucoup plus affûtés sur les sons qui passent là-bas, et plus pointus que leurs parents sur les anciens ! »

Dany Synthé, à l’origine des plus gros tubes mariant rap et musique africaine (ceux de MHD, mais également Sapés comme jamais de Maître Gims, par exemple), ne le contredit pas. Le producteur d’origine congolaise avoue s’inspirer autant des vieux tubes de Papa Wemba ou Koffi Olomidé que des hits nigérians de Wizkid ou Davido. « Internet, YouTube te permettent de piocher partout. Et de fait quand je pars sur des musiques en studio, je fonctionne à l’instinct, je peux être influencé par de la musique ivoirienne, de l’afro-beat, ajouter une guitare de rumba congolaise, de la kora, du marimba… Mais je peux aussi m’appuyer sur des genres complètement différents que j’écoute aussi, du rock, de la musique de club…»

L’autre différence aujourd’hui, c’est aussi l’ampleur du phénomène. Comme l’explique Binetou Sylla, directrice du label Syllart Records, il ne s’agit plus d’artistes isolés : «Créateurs africains et afro-descendants affirment une africanité décomplexée, positive, dans leur musique, et ce partout dans le monde, des Antilles à l’Afrique en passant par l’Europe.» Et de citer une ribambelle de groupes qui ont percé ou commencent à se faire un nom dans la galaxie du rap afro : les Ivoiriens Kiff No Beat, Bop de Narr, Shado Chris, le Nigérian Lil Kesh, le Ghanéen E.L, le Belge d’origine malienne C.T Koité, le Guyanais Shizu, le Nantais d’origine ivoirienne FK, le Francilien d’origine congolaise Y du V…

Internet, YouTube te permettent de piocher partout

Pour Binetou Sylla, la tendance dépasse de très loin l’univers musical : «c’est une révolution identitaire» qui passe par une réappropriation de la culture africaine au sens large. Gestuelle libérée, inspirée de l’azonto ou du coupé-décalé, sapes métissées au wax ou au dashiki… « Tout ce qu’ils véhiculent est hyperpositif. C’est la philosophie de l’enjaillement, c’est l’ambiance. Cette génération affirme son africanité dans un monde où le continent a souvent une image négative, où on lui nie son histoire, ses talents… En fait, c’est assez politique, dans le sens le plus noble du terme. »

Grâce à internet, encore, la communauté africaine n’est pas la seule à jouir du phénomène. «Avant, quand on allait au bled, on ramenait la cassette du tube local et puis on l’écoutait entre nous, entre cousines, raconte Binetou Sylla. Aujourd’hui, on écoute les sons du bled puis on partage sur les réseaux sociaux, du coup tout le monde y a accès.» À l’heure du streaming, des playlists qui vont piocher indifféremment dans tous les styles musicaux, les sonorités africaines peuvent sortir du ghetto de la world music. «Quand on a créé Sapés comme jamais, on imaginait bien que ça allait cartonner du côté de la communauté congolaise, se souvient Dany Synthé, mais on ne pensait pas que le morceau serait aussi facilement adopté par le grand public français.» Sur YouTube, le hit de Maître Gims s’est aujourd’hui envolé à plus de 146 millions de vues !

Derrière son narguilé, Mokobé s’enthousiasme de la portée du phénomène. «Il faut se souvenir que les icônes africaines, même le regretté Papa Wemba, n’ont jamais eu l’exposition qu’elles méritaient. En France, combien de fois les anciens sont passés à la télé ? Combien étaient signés en major ? Aujourd’hui, l’afro-trap est une chance pour tout le monde.» Sur son smartphone, il cherche une autre vidéo faite pendant un de ses récents concerts en Californie. On le voit danser, voûté, en se tenant le dos, imité par un spectateur blanc invité sur scène. Sans le savoir, le fan américain reproduit une chorégraphie proche de la danse du grand-père créée au Cameroun. «Tu vois, ça y est, le public est prêt», rigole Mokobé.

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