Tunisie : quel bilan pour le Premier ministre Habib Essid ?

Tout le monde annonce le départ du Premier ministre, Habib Essid, depuis de longues semaines. On le dit même en disgrâce auprès du chef de l’État. Qui est-il vraiment et quel est son bilan ?

Habib Essid, ex-Premier ministre tunisien, nommé conseiller à la présidence en août 2018. © Ons Abid/JA

Habib Essid, ex-Premier ministre tunisien, nommé conseiller à la présidence en août 2018. © Ons Abid/JA

Publié le 25 juillet 2016 Lecture : 8 minutes.

Partira ? Partira pas ? Depuis cinq semaines, la question de l’imminente démission du chef du gouvernement, Habib Essid, ponctue sa rencontre rituelle du lundi avec le président, Béji Caïd Essebsi. Cependant, malgré le désaveu implicite mais retentissant de son exécutif par le chef de l’État, le patron de la Kasbah ne cède pas. Les avanies infligées par Caïd Essebsi semblent même donner une envergure et une visibilité nouvelles à celui qui dirige le gouvernement depuis début 2015. Et les Tunisiens le découvrent.

Homme providentiel de bonne réputation

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Discret, cet ingénieur de 67 ans, spécialiste en irrigation agricole, formé aux États-Unis, passait pour être aux ordres de Carthage. Mais son parcours de haut commis de l’État, effectué au ministère de l’Agriculture et à celui de l’Intérieur, a apporté à cet ancien directeur exécutif du Conseil oléicole international une précieuse connaissance de la machine administrative et des rapports complexes entre les pôles du pouvoir.

En 2011, quand Béji Caïd Essebsi est nommé chef du gouvernement provisoire, il trouve en Essid l’homme providentiel qui, au ministère de l’Intérieur, a su mener l’élection de l’Assemblée constituante dans un contexte de grands troubles. Et c’est grâce à ce succès qu’Essid gagne la confiance de celui qui, une fois élu à la magistrature suprême, en 2015, le rappelle aux affaires.

L’homme n’a alors pas d’autre ambition que de prendre soin de sa petite exploitation d’oliviers. Mais son indépendance politique et sa réputation de travailleur et de patriote lui confèrent le profil idéal pour conduire une coalition hétéroclite composée des partis vainqueurs aux législatives : Nidaa Tounes, Ennahdha, l’Union patriotique libre (UPL) et Afek Tounes. « Avec Béji, Essid est l’homme qu’il faut », affirme l’un de ses anciens collaborateurs.

Un pouvoir mal accepté par le reste de la classe politique

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Chef du gouvernement, Essid partage le pouvoir avec le président de la République et le président de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP). Néanmoins, si la nouvelle Constitution stipule que le Premier ministre partage avec le président certaines prérogatives en matière de diplomatie et de défense, les Tunisiens saisissent mal la subtile différence entre « chef du gouvernement » et « Premier ministre », et continuent de considérer le raïs comme seul détenteur du pouvoir. Un malentendu que Carthage ne lève pas. Dans ce contexte, Essid découvre rapidement que ses marges de manœuvre sont faibles et essuie les plâtres du régime semi-parlementaire adopté par la Tunisie.

En janvier 2015, l’ARP rejette le premier gouvernement qu’il propose et le contraint à revoir sa copie en fonction des exigences des différentes formations politiques. Bien qu’adoubé par Caïd Essebsi, soutenu à Carthage par Ridha Belhaj, alors directeur du cabinet présidentiel, et approuvé par les islamistes d’Ennahdha, auxquels il a obtenu des portefeuilles, Essid est jeté dans la fosse aux lions. Car il indispose.

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Aussi bien Nidaa Tounes, qui, en tant que première formation à l’Assemblée, souhaitait que le chef du gouvernement soit issu de ses rangs, qu’Afek Tounes, qui le juge conciliant à l’excès, trop indécis et pas assez technocrate. Les critiques fusent également du côté de l’opposition et fragilisent un gouvernement qui peine à suivre une feuille de route difficilement établie faute d’accord sur les lignes stratégiques. Une situation inédite qui oblige Essid à employer les cent premiers jours de sa primature pour élaborer un programme.

Un contexte peu avantageux

Taiseux et affecté d’un léger bégaiement, il évite les médias et évacue les désaccords internes en arguant de nécessaires diagnostics sectoriels. À commencer par l’évaluation du legs des gouvernements précédents. Et le bilan est sombre. Lors de la campagne législative, ils l’avaient tous promis : ils allaient remettre le pays sur les rails.

Mais l’économie est en chute libre, la dette a doublé en cinq ans, le dinar se dévalue, l’inflation avoisine les 4 %, et les dépenses publiques ont été plombées par les embauches massives dans la fonction publique entre 2011 et 2013. Essid doit aussi composer avec les tensions sociales, la montée du radicalisme religieux ou encore les exigences des bailleurs de fonds internationaux, dont le FMI, qui attendent des réformes rapides de ce premier gouvernement légitimé par les urnes.

Essid ne bénéficiera pas de l’état de grâce : le 18 mars, trois semaines après la mise en place de son équipe, un attentat frappe Le Bardo, au cœur de la capitale. Le 26 juin, c’est la tuerie de Sousse qui porte un second coup fatal au tourisme, et l’urgence sécuritaire relègue au second plan la croissance et l’investissement.

Le Premier ministre étreignant le père d’une jeune victime de l’attaque terroriste de Ben Guerdane, le 13 mars. © hassene dridi/AP/SIPA

Le Premier ministre étreignant le père d’une jeune victime de l’attaque terroriste de Ben Guerdane, le 13 mars. © hassene dridi/AP/SIPA

Dans le même temps, l’inertie de l’Administration et la difficulté de l’Assemblée à adopter les lois nécessaires pour lutter contre la corruption et l’économie informelle paralysent la marche des affaires et condamnent la Tunisie à reporter ses engagements vis‑à-vis du FMI.

À cela s’ajoute une crise de confiance générale : les Tunisiens se sentent floués par l’alliance entre Nidaa Tounes et Ennahdha. Ils attendaient des changements positifs. Ils constatent la dégradation de leur pouvoir d’achat, de leur environnement et l’anarchie qui s’installe dans le pays. Essid semble subir jusqu’à l’attentat du 24 novembre, avenue Mohammed-V, à Tunis. Il nomme alors Abderrahmane Belhaj Ali à la direction de la sûreté nationale et, aveu de ses premiers échecs, engage des consultations pour remanier son gouvernement.

Des tensions avec Essebsi 

Début 2016, le budget de l’État étant approuvé par l’ARP, Essid peut prendre la crise à bras-le-corps. Le 11 janvier, le remaniement ministériel – en réalité un simple réajustement – donne à Essid un nouvel élan. Las, en visite officielle en France, le 22 janvier, il est reçu par le président français en personne, une « entorse » au protocole dont Caïd Essebsi prend ombrage.

À son retour, il est hospitalisé dix jours et fait l’expérience des pouvoirs de nuisance de ses détracteurs. Tous briguent sa place et tous exigent son départ. Pour lui, il y a désormais un avant- et un après-janvier 2016. Essid – « lion » en arabe – vit la solitude de l’indépendant dépourvu d’appuis politiques, mais ne lâche pas prise. En plaçant une certaine distance entre ses services et le palais de Carthage, il prend de l’envergure. Trop aux yeux du président de la République ? Le 20 mars, dans son discours à l’occasion de la fête de l’indépendance, Béji Caïd Essebsi critique le gouvernement à mots couverts.

Alors que la bataille pour le leadership au sein de Nidaa Tounes fait rage et que le parti présidentiel, qui a perdu des députés, a été relégué en deuxième position à l’Assemblée, la crise entre la Kasbah et Carthage s’étale au grand jour. La Tunisie va mal, et le bilan des dix-huit derniers mois est opportunément décrié.

La reprise en main sécuritaire est réelle, mais l’évaluation de l’action gouvernementale ne peut se limiter à ce seul domaine. Malgré le soutien des instances internationales, Essid peine à relancer la croissance. « Il ne suffit pas d’être intègre pour diriger un gouvernement. Essid aurait dû imposer des décisions, quitte à mettre sa démission dans la balance. S’il avait agi de manière exemplaire contre la corruption ou l’agitation syndicale, il aurait gagné en crédibilité », déplore l’un de ses conseillers. Sans vision innovante et à la tête d’un système immuable, difficile pour Essid de faire mieux, d’autant plus que des prises de position partisanes divisent son équipe.

Il a beau marteler que « les ministres s’expriment avec l’accord de l’exécutif », certains, comme Khaled Chouket, porte-parole du gouvernement, ou Saïd Aïdi, ministre de la Santé, veulent souvent faire cavalier seul. Essid couvre certains dérapages, mais, plus dans la réserve du grand commis de l’État que dans le charisme d’un tribun politique, il a échoué à séduire les élites.

Capture d’écran 2016-07-21 à 10.09.22

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Un avantage pour Ennahdha

Pourtant, sur le terrain, sa popularité est bien établie : ce fils de maçon qui n’a jamais oublié ses origines s’adresse au peuple dans un langage simple. Lors de ses visites dans les villes sous tension de Kasserine, en avril 2015, et de Ben Guerdane, en mars 2016, il avait pris de court son service de sécurité en s’offrant un bain de foule. Une popularité qui, avec la consolidation des liens entre Essid et Rached Ghannouchi, le président d’Ennahdha, agace le chef de l’État.

Car pour s’affirmer, le chef du gouvernement n’avait d’autre choix que de composer avec les deux partis majeurs, au gré des consensus trouvés entre Caïd Essebsi et Ghannouchi. Conscient de ces entraves, le locataire de Carthage en était venu à évoquer un amendement de la Constitution pour étendre les prérogatives du président. Mais la nécessité de préserver un équilibre déjà précaire, la déconfiture de Nidaa Tounes et le retour en force d’Ennahdha ont conduit Essebsi à proposer la formation d’un gouvernement d’union nationale sur un programme commun préétabli, formule qui pourrait permettre de résorber les divisions partisanes.

Une occasion aussi d’écarter Essid. Lequel, contre toute attente, n’a pas présenté sa démission et cherche au contraire à donner une visibilité accrue à ses activités. Un « j’y suis, j’y reste » qui ne déplaît pas à ceux qui prennent ombrage de l’ascendant de Béji Caïd Essebsi et qui devient un atout dans la manche d’Ennahdha, qui déclare envisager la reconduction de Habib Essid.

Une situation embrouillée qui, ajoutée à la complexité des procédures constitutionnelles pour écarter le chef du gouvernement, permet à celui qui déclare « partir quand on [le lui] demandera » de s’offrir une parade sous les feux de la rampe.

Victime d’une hostilité par ricochet ?

Devenu chef du gouvernement grâce, notamment, au soutien de Ridha Belhaj, alors puissant directeur de cabinet du président Essebsi, Essid est aujourd’hui déstabilisé par la disgrâce de celui-ci, due à la très polémique proposition de loi de réconciliation qu’il a portée.

Le départ d’Essid serait ainsi applaudi par les partisans du chef de l’État et de son fils Hafedh, qui dirige le parti Nidaa Tounes, et perçu comme l’élimination du dernier représentant du système Belhaj, par ailleurs resté très influent au sein de Nidaa Tounes, dont il a été un membre fondateur. Dans les médias, Belhaj prend ouvertement la défense du chef du gouvernement, accusant le président d’outrepasser ses droits.

Le 11 avril, une entrevue entre le chef de l’État et son ancien bras droit a tourné au vinaigre, entraînant la démission de Raoudha Mechichi, une proche de Belhaj, de son poste de conseillère chargée des affaires juridiques à la présidence.

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