Littérature – Patrick Chamoiseau : « Un abîme s’est ouvert dans le ventre du bateau négrier »

Dans son dernier roman, « La Matière de l’absence », l’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau livre un puissant récit philosophique sur la genèse du monde créole.

L’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau. © Vincent Fournier/JA

L’écrivain martiniquais Patrick Chamoiseau. © Vincent Fournier/JA

Publié le 10 octobre 2016 Lecture : 7 minutes.

Au départ de son dernier livre, il y a un événement intime survenu il y a près de dix-sept ans : la mort de sa mère, Man Ninotte. À partir de ce vide laissé par la disparition d’un être aimé, Patrick Chamoiseau se met en scène dans un dialogue philosophique avec sa sœur « la Baronne », où se déploie une extraordinaire généalogie de la mémoire des cultures des Antilles, nées de l’horreur de l’esclavage transatlantique, remontant jusqu’aux origines de l’humanité.

Jeune Afrique : Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire sur la mort de votre mère ?

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Patrick Chamoiseau : Lorsque cet événement s’est produit, il y a plus de dix ans, il s’est passé quelque chose que je n’ai pas été en mesure de réaliser. On est plongé dans un moment extrêmement intense, où la totalité de l’être est mobilisée et de toutes les manières possibles. Et, paradoxalement, ce moment vous échappe.

Dans votre roman, vous évoquez la disparition des rites collectifs de passage des sociétés traditionnelles. Votre livre est en quelque sorte un rituel initiatique pour aborder ce moment ?

Patrick Chamoiseau : Oui, c’est l’équivalent d’un rituel initiatique, esthétique ou artistique, quelque chose qui me permet d’abord d’explorer l’instant de la mort : comment nous avons reçu la nouvelle, comment nous avons accusé le coup, comment nous nous sommes tous rassemblés autour du corps, qu’est-ce qui s’est produit en termes de solidarité, que sont devenues nos individualités, qu’est-ce que j’ai perdu, qu’est-ce qui m’est resté ?

Et surtout, se demander ce qui, dans cette intimité familiale, relevait de l’humaine condition, comment l’espèce humaine depuis l’origine des temps a dû organiser un ensemble de réponses autour de ce moment épouvantable.

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Quand on regarde les Amériques et les Antilles, est-ce qu’à l’origine de notre communauté, de notre musique, de nos danses, de notre cuisine, de notre perspective identitaire, il n’y a pas eu un traumatisme, un moment difficile, celui d’une mort symbolique qui était un peu l’équivalent de ce que nous avions vécu ?

Le roman se pose ces questions-là. La petite initiation familiale et personnelle devient une réflexion à la fois sur le mouvement de l’espèce humaine et la naissance des communautés américaines.

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Cette naissance des Antilles vient de l’esclavage transatlantique, de cette rupture épouvantable qui a eu lieu dans la cale du bateau négrier…

Patrick Chamoiseau : Dans la vie ordinaire d’un individu, la mort d’un être cher crée un abîme qu’il faut négocier avec ses propres ressources. Quand on fait l’analogie avec ce qui s’est passé dans la rencontre entre l’Occident et l’Afrique, où des millions d’Africains ont été capturés, c’est un abîme qui s’est ouvert dans le ventre du bateau négrier.

Glissant l’appelle « le gouffre ». C’est une mort plus que symbolique, presque ontologique, qu’il faut alors négocier. Il faut d’abord survivre au bateau, puis renaître. Mais avec quelles modalités ?

« La Matière de l’absence » est une généalogie de la mémoire, qui construit quelque chose autour de l’abîme de la disparition. Que reste-t-il de l’Afrique après la traversée atlantique ?

Patrick Chamoiseau : Oui, la mémoire construit quelque chose. Pour les penseurs de la négritude, il y avait une continuité, une essence africaine qui aurait traversé l’océan avec les bateaux et qui se serait répandue dans les Amériques et dans les îles. Ce qui est vrai. On ne peut pas comprendre le jazz, la salsa, le reggae sans l’Afrique.

On ne peut pas comprendre toutes les musiques des Caraïbes sans la polyrythmie africaine. Mais Édouard Glissant va plus loin : il dit que, lorsque l’esclave entre dans la cale du bateau négrier, il y a un effondrement de toutes ses certitudes. Aucune cosmogonie, aucun dieu, aucune scarification ne peut expliquer ce qui se passe.

L’esclavage américain est une quasi-déshumanisation ontologique : c’est toute la présence nègre au monde qui est alors considérée comme inférieure, semi-animale. Il y a donc ici un effondrement.

Ceux qui vont réussir à survivre – plus d’un tiers des esclaves mouraient pendant la traversée – sont sortis du bateau complètement déconstruits. Ils n’arrivaient pas avec l’Afrique complète, ils avaient seulement des traces, des souvenirs inscrits dans leur chair, des choses très incertaines qui allaient constituer les éléments de leur renaissance.

Le premier résistant est le danseur.

Comment va s’effectuer cette renaissance ?

Patrick Chamoiseau : Ce qui caractérise un peu les cultures noires américaines, c’est que le premier résistant est celui qui va aller chercher son humanité dans la seule bibliothèque qui lui reste : son corps. Et il va se mettre à danser. Le premier résistant est le danseur, celui qui va dire : « Non, je ne suis pas une bête, je suis un être humain qui va reconquérir son esprit, son corps et sa vie, contester l’esclavage et la colonisation. »

Dans votre roman, vous évoquez aussi la parole du conteur…

Patrick Chamoiseau : Oui, le danseur va entraîner avec lui les musiciens, les tambours, la polyrythmie africaine et le conteur, qui est le chanteur. Ce dernier va donner naissance à une nouvelle parole, différente de celle du griot africain.

Lui témoignait d’une longue lignée historique de communautés, d’empires et de pouvoir, alors que le conteur créole va apparaître dans des décombres, dans les champs de canne, dans les ruines de la culture amérindienne génocidée, dans les frappes de la domination du maître. Il va articuler la parole d’une population composite, d’une culture composite.

Comment les Africains perçoivent-ils cette histoire créole ?

Patrick Chamoiseau : Quand j’en parle avec mes amis intellectuels africains, je m’aperçois qu’il nous manque une anthropologie de la créolisation. Pour eux, nous sommes une diaspora africaine, des fils perdus qui auraient quitté le pays mais qui restent des fils du pays. Effectivement, on ne peut rien comprendre des Amériques sans cette colonne vertébrale africaine.

Mais penser qu’il y a une essence africaine qui se serait posée dans les Amériques et dans les îles, et qui serait restée intacte, c’est une erreur. Et Glissant ne l’a pas commise : il identifie le moment du gouffre, puis toutes les procédures de synthèse, d’hybridation, de rupture et d’oubli. Certains traits africains vont demeurer, d’autres entrer en synthèse avec des éléments amérindiens qui eux-mêmes vont rencontrer des éléments occidentaux. On le voit bien dans le panthéon vaudou ou la religion candomblé, dans la musique, où la polyrythmie africaine va rencontrer des mélodies européennes. C’est un maelström anthropologique qu’il faut apprendre à décoder.

Mais Glissant ne s’arrête pas là. Il dit que ce qui est important, c’est qu’une fois que le rouleau destructeur de la colonisation est passé, le monde s’est trouvé relié. Aucun peuple, aucun individu ne peut se penser enfermé dans une langue, dans un territoire. Nous sommes précipités sur la grande scène du monde. C’est cette énergie globale, qu’il appelle « le tout-monde », qui va déterminer ce que nous avons à faire.

Aujourd’hui notre monde connaît une grave crise migratoire. Comment la percevez vous ?

Patrick Chamoiseau : Derrière chaque dictature, chaque catastrophe politique ou climatique, il y a une logique de marché, de profit et de prédation financière. Je pense que nous devons considérer tous ces phénomènes qui vont créer des flux migratoires de plus en plus importants. Il est important que nous puissions créer à l’échelle mondiale une charte internationale qui assure un minimum aux migrants, et le minimum c’est la dignité humaine. La problématique actuelle des politiques publiques est d’amener les individus à un haut degré de conscience, et d’exprimer une créativité, une éthique , de  construire une architecture de principes et de valeurs qui puissent leur donner la nécessité et le désir de créer des solidarités. Chaque fois que nous avons de l’égocentrisme, de l’égoïsme, du retrait de solidarité, de l’indifférence ou de la consommation stérile, c’est qu’il y a une maladie de l’individuation. L’individu n’est pas arrivé à son degré optimal de plénitude.

L’autre élément, c’est que les migrations ont toujours concerné l’espèce humaine. Sapiens a créé tant de cultures de variations de splendeurs civilisationnelles et culturelles parce qu’il s’est disséminé partout… On ne peut pas arrêter ça. Rester dans une logique de frontières en laissant les gens se noyer est une folie qui contredit tous les principes du vivant et toute la dynamique du monde. Les vieilles frontières nées de l’impact colonial doivent trouver de nouvelles modalités d’expression. C’est une urgence.

Dans votre roman, vous parlez aussi de la raison poétique …

Patrick Chamoiseau : Oui, le monde habite les esprits. Quelqu’un peut partir pour améliorer sa condition, mais il y aussi le désir imaginant du monde. Sapiens a passé les mers, traversé les montagnes, les déserts. Il y a la nécessité, mais aussi un goût particulier pour l’exploration. Il y a un appel à une géographie imaginée et un appel à une migration poétique. C’est elle qui fera que nous aurons un monde beaucoup plus conforme à l’idée de la convergence et de la solidarité.

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Les dates clés de Patrick Chamoiseau

Naissance le 3 décembre 1953 à Fort-de-France

Défense du concept de créolité (métissage des langues et des cultures) dans Éloge de la créolité en 1989 puis Lettres créoles en 1991.

Prix Goncourt en 1992 pour Texaco, roman-fleuve présentant la vie de Martiniquais sur trois générations.

En 1997, dans Écrire en pays dominé, il dénonce la persistance des effets de la colonisation.

Avec Édouard Glissant, il coécrit Quand les murs tombent ; l’identité nationale hors-la-loi ? (2007) et L’Intraitable Beauté du monde. Adresse à Barack Obama (2009).

Il est signataire de la pétition « En 2017, faisons Front commun ! » en soutien à la candidature de Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle française de 2017.

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