Débat : le développement est-il une illusion ?

Malgré la crise des matières premières, le continent continue d’attirer les investisseurs. Mais si les progrès enregistrés sont une réalité pour une minorité, ils restent un mirage pour beaucoup. En cause : une démographie galopante et une gouvernance pas toujours à la hauteur des enjeux.

Depuis le début des années 2000, l’Afrique « ne cesse de progresser », assure l’ancien président de la BAD Donald Kaberuka. © Gwenn Dubourthoumieu pour JA

Depuis le début des années 2000, l’Afrique « ne cesse de progresser », assure l’ancien président de la BAD Donald Kaberuka. © Gwenn Dubourthoumieu pour JA

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Publié le 16 mai 2017 Lecture : 8 minutes.

«Mais que se passe-t-il donc en Afrique ? Après dix années de croissance, le continent est frappé par la stagnation, et la situation empire. » C’est ainsi que le philanthrope et homme d’affaires soudanais Mo Ibrahim a ouvert, le 7 avril, le débat lancé par The Africa Report (une publication du Groupe Jeune Afrique), en marge du Week-end de la gouvernance organisé à Marrakech par la fondation du milliardaire. Le spectre des cycles de baisse et de hausse plane-t-il sur l’économie et la politique africaines, ou la démocratie et la diversification s’établissent-elles enfin ?

Tout s’est relativement bien passé jusqu’aux chocs pétroliers et à la crise de la dette qui les a suivis plongeant le continent dans vingt-cinq années de pauvreté et de chaos. Mais depuis 2000, l’économie ne cesse de progresser

Chacun des 54 pays du continent africain affiche sa propre dynamique, mais certaines tendances générales se dégagent. Ainsi, le Cap-Vert, le Maroc, Maurice et la Côte d’Ivoire ont fait un bond en avant, tandis que le Nigeria et le Ghana ont connu une alternance démocratique, malgré des élections éprouvantes. À l’inverse, durant cette période, certaines économies majeures se sont effondrées. En Afrique du Sud, on assiste à l’essoufflement du Congrès national africain (ANC, au pouvoir depuis 1994), et l’Égypte est passée sous le joug militaire. Sans parler de la famine qui frappe une partie de la Corne de l’Afrique, le Soudan du Sud et le nord du Nigeria.

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Un continent devenu « capital-amical »

Donald Kaberuka, ancien président de la Banque africaine de développement (BAD), est optimiste. Il se souvient encore des spécialistes qui, il y a cinquante ans, qualifiaient l’Afrique de « continent du futur », et l’Asie de « cause perdue » : « Tout s’est relativement bien passé jusqu’aux chocs pétroliers et à la crise de la dette qui les a suivis [qui a mené aux ajustements structurels des années 1990], plongeant le continent dans vingt-cinq années de pauvreté et de chaos, relate-t-il. Mais depuis 2000, l’économie ne cesse de progresser. »

Au-delà de la connaissance du marché, les dirigeants sont désormais issus de Harvard, du MIT, de HEC, d’Oxford et de l’École nationale des ponts et chaussées, ce qui renforce les entreprises.

L’économiste rwandais rappelle qu’en 1999 ses confrères Paul Collier et Jan Willem Gunning qualifiaient l’Afrique de continent « capital-hostile », faisant fuir les investisseurs. En cause, des marchés fermés, un environnement à haut risque, un faible capital social et des infrastructures déficientes. « Aujourd’hui, les droits de douane ont baissé partout. Nous sommes certes toujours soumis à certains risques, mais, comme Mo Ibrahim aime à le répéter, combien de sociétés ont finalement été nationalisées en Afrique ces vingt-cinq dernières années ? Quant aux infrastructures, pendant mes dix années passées à la BAD, nous leur avons consacré 28 milliards de dollars, grâce auxquels ont vu le jour des projets comme l’aéroport de Marrakech et celui de Casablanca. L’Afrique n’effraie plus les investisseurs. »

De g. à dr., Bob Collymore, Donald Kaberuka, Patrick Smith, Vera Songwe et Mohamed Ould Bouamatou. © Simon Difazio pour TAR

De g. à dr., Bob Collymore, Donald Kaberuka, Patrick Smith, Vera Songwe et Mohamed Ould Bouamatou. © Simon Difazio pour TAR

De son côté, l’entrepreneur marocain Mohamed Ben Ouda, directeur général de la Société nationale de transports et de logistique (SNTL), tient à souligner la solidité croissante des entreprises africaines y compris face à la concurrence internationale. « Au-delà de la connaissance du marché, les dirigeants sont désormais issus de Harvard, du MIT, de HEC, d’Oxford et de l’École nationale des ponts et chaussées, ce qui renforce les entreprises. »

Croissance, démographie et inclusion

Donald Kaberuka comprend cependant les frustrations des Africains : « Une croissance annuelle de 7 %, qui permet de doubler le PIB tous les dix ans, n’est pas suffisante face à une augmentation de la population d’environ 3 % par an. » Avec un milliard d’habitants, et le double d’ici à 2050, « seule une croissance de 4 à 5 % par an et par habitant entre 2020 et 2050 pourrait empêcher un exode massif vers l’Europe », ajoute Pascal Lamy, ancien directeur général du FMI.

Prenez l’exemple du Nigeria, où une personne sur trois vit avec moins d’un dollar par jour. Pour eux, la croissance n’est qu’une illusion

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Pour la nouvelle secrétaire exécutive de la Commission économique pour l’Afrique (CEA) des Nations unies, la Camerounaise Vera Songwe [elle était encore directrice régionale de l’International Finance Corporation pour l’Afrique de l’Ouest et Centrale au moment du débat, NDLR], le problème n’est pas tant la démographie que l’inclusivité de la croissance. « Prenez l’exemple du Nigeria, où une personne sur trois vit avec moins d’un dollar par jour. Pour eux, la croissance n’est qu’une illusion. » Elle rappelle que les deux tiers de la population africaine vivent de l’agriculture : « Leur travail ne les occupe que trois mois par an. Le reste du temps, beaucoup sont au chômage. Ces gens ne comprennent pas ce qui se passe, alors qu’ils voient sur leur smartphone des aéroports et des centres commerciaux tout neufs… Ils n’y mettront probablement jamais les pieds car ils n’en ont pas les moyens. »

Un point de vue partagé par Jon Marks, spécialiste de l’énergie et fondateur du cabinet de conseil Cross-border Information : « Ce développement à deux vitesses est criant dans le secteur énergétique. Ainsi, les 4 millions de Dakarois ont accès à l’électricité, tandis que, le long de la côte du Sénégal et à l’intérieur du pays, une grande partie de la population en est presque totalement privée. »

Nos chefs d’État ont en moyenne 66 ans, alors que l’âge moyen de la population est de 25 ans. C’est une ineptie de penser que nos dirigeants sont représentatifs

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« L’Afrique doit renforcer ses bases sociales. Nombre de salariés de petites et moyennes entreprises disposent d’un téléphone portable pour envoyer de l’argent, mais n’ont ni pension de retraite ni assurance », insiste Vera Songwe. Pour Ismail Douiri, codirecteur de la banque marocaine Attijariwafa Bank, le financement inclusif est en effet une étape incontournable sur le chemin de la prospérité. « Au Maroc, un système d’épargne obligatoire a été mis en place, nous avons donc une certaine forme de sécurité sociale. Bien sûr, cela ne touche que le secteur de l’emploi formel, qui est encore minoritaire, mais cela permet aux salariés d’économiser sur le long terme. »

La gouvernance au banc des accusés

Vera Songwe estime que la clé se trouve dans la bonne gouvernance : « Nos chefs d’État ont en moyenne 66 ans, alors que l’âge moyen de la population est de 25 ans. C’est une ineptie de penser que nos dirigeants sont représentatifs », souligne-t-elle.

Mohamed Ould Bouamatou, homme d’affaires mauritanien et initiateur de la Fondation pour l’égalité des chances en Afrique, ajoute : « Combien de nos chefs d’État ont abusé de leur mandat à des fins personnelles ? […] En Afrique, les gens se lancent plus facilement dans la politique que dans la création d’entreprise ! »

Or, plus la corruption gangrène les institutions africaines, plus elles sont fragiles et plus la croissance du continent s’effrite au moindre choc. Mohamed Ould Bouamatou en veut pour preuve l’effondrement des devises africaines lorsque le cours des matières premières est reparti à la baisse, la montée en puissance de mouvements comme Boko Haram, et le manque de préparation de l’Afrique de l’Ouest pour faire face au virus Ebola en 2013.

Bob Collymore, le directeur général du géant kényan des télécoms, Safaricom, estime au contraire que le récent boom de croissance de l’Afrique reflète une économie plus solide et plus résiliente qu’on ne le pense. Il rappelle que « les dépenses liées à la consommation et aux échanges commerciaux s’élèvent aujourd’hui à 4 000 milliards de dollars. »

Main-d’oeuvre contre nouvelles technologies

Assez logiquement, Collymore voit l’avenir du continent dans les nouvelles technologies : « Avant que nous lancions nos solutions de mobile banking, 40 % des Kényans avaient recours à des financements d’urgence. Désormais, ces mêmes 40 % s’appuient sur les sommes qu’ils peuvent économiser grâce à nos services. » D’après lui, des millions, voire des dizaines de millions d’Africains exclus du système bancaire peuvent aujourd’hui épargner et emprunter de l’argent via leur mobile.

A Nairobi, les habitants utilisent internet sur leurs smartphones dans le bus © Sven Torfinn/PANOS-REA

A Nairobi, les habitants utilisent internet sur leurs smartphones dans le bus © Sven Torfinn/PANOS-REA

Ann Grant, ancienne haut-commissaire britannique en Afrique du Sud, n’a de son côté pas vu l’arrivée des nouvelles technologies d’un très bon œil. « Au Royaume-Uni et aux États-Unis, nous avons constaté un net ralentissement de l’emploi ces quinze dernières années, principalement dans les secteurs qui avaient recours à une main-d’œuvre peu qualifiée : l’industrie et le commerce de gros et de détail. Désormais de nombreuses applications issues d’algorithmes sont capables d’effectuer une grande partie de la saisie et de la synthèse de données ainsi que des travaux d’analyses actuellement réalisés par des comptables, des avocats, des percepteurs… »

Pour la Chine, l’Afrique représente une plateforme industrielle stable.

D’après le rapport du Forum économique mondial 2016 sur l’avenir de l’emploi, plus de la moitié de ces métiers vont effectivement disparaître au cours des vingt prochaines années dans les pays membres de l’OCDE. L’Afrique aurait-elle donc un train de retard en s’obstinant à vouloir suivre des modèles de développement désormais obsolètes ? Pas si sûr pour Donald Kaberuka, selon lequel l’arrivée des micropuces au Royaume-Uni, qui a d’abord eu un effet dévastateur sur l’emploi, a finalement permis à des milliers de Britanniques de trouver du travail.

Contexte international mouvant

Autre inquiétude : le contexte mondial qui n’en finit pas de secouer le continent. Mais pas toujours pour le pire, selon Bob Collymore : « La Chine se met à délocaliser une partie de son industrie légère. L’un des exemples les plus connus est celui des fabricants de chaussures installés en Éthiopie. Pour la Chine, l’Afrique représente une plateforme industrielle stable. La progression de la part des exportations et des importations dans la société de consommation africaine est le moteur du développement. C’est ce qui fait que le développement de l’Afrique est de moins en moins une illusion, et de plus en plus une réalité. »

Quant aux menaces du nouveau locataire de la Maison-Blanche, Donald Trump, qui annonce davantage de protectionnisme aux États-Unis et moins d’aide au développement, elles n’inquiètent pas outre mesure Pascal Lamy, qui juge que le commerce intrarégional protège le continent africain. « Si la politique de Trump dégénère, personne ne l’imitera. Ni l’Europe ni la Chine ne le suivront », assure l’ex-patron du FMI.

Je viens de Tanger. Renault y a ouvert une usine et d’autres entreprises ont suivi. La ville s’est réveillée, elle est dynamique et génératrice d’emplois

Le cas du Maroc

Accueillie à Marrakech, la rencontre ne pouvait pas faire l’impasse sur le cas du Maroc. Pour Mohamed Ben Ouda, les indicateurs de croissance sont au beau fixe. La conquête de nouveaux marchés dans le sud du Sahara par les sociétés du royaume le confirme. « Nous avons progressé de 16 % en 2015 comme en 2016. Lors de nos déplacements professionnels, nous rencontrons des jeunes motivés, qui aspirent au succès », affirme l’homme d’affaires. Pour lui, le modèle marocain de croissance diversifiée est la clé du succès. « Je viens de Tanger. Renault y a ouvert une usine et d’autres entreprises ont suivi. La ville s’est réveillée, elle est dynamique et génératrice d’emplois », se félicite-t-il.

Ismail Douiri, d’Attijariwafa Bank, rappelle que « le Maroc a choisi de faire de lourds investissements pour ses infrastructures, dont certains n’étaient pas immédiatement rentables, ce qui n’a pas manqué d’inquiéter la Banque mondiale. Ce choix était pourtant judicieux : nous figurons aujourd’hui parmi les vingt pays les mieux classés en termes de connexions maritimes. Pour nous, c’est un atout majeur. »

Rabat a aussi joué sur des politiques plus « orthodoxes », en matière de tarifs douaniers et de cadre réglementaire, plaçant le Maroc au cœur des chaînes d’approvisionnement industrielles mondiales. Autant dire que le développement est loin d’être une illusion. Pour ceux qui en font partie.

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