Marchés publics : les confidences de l’homme d’affaires italien Guido Santullo sur son bras de fer avec les autorités gabonaises

Après avoir remporté de juteux marchés publics, Guido Santullo est au cœur d’une véritable affaire d’État. Soupçonné, entre autres, d’avoir corrompu de hauts responsables gabonais, ce riche homme d’affaires italien continue de réclamer 350 milliards de F CFA aux autorités.

Le 27 avril, dans son hôtel de luxe, à Gaeta. © Marco d’Antonio pour JA

Le 27 avril, dans son hôtel de luxe, à Gaeta. © Marco d’Antonio pour JA

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Publié le 23 mai 2017 Lecture : 8 minutes.

« Je ne me laisserai pas faire, je me donnerai les moyens de les mettre à genoux ! » Si le verbe est haut, les traits de Guido Santullo sont tirés, et l’homme visiblement fatigué. Difficile de le prendre au sérieux quand, affalé dans un fauteuil de son bureau, dont les murs sont recouverts de photos le représentant aux côtés de divers chefs d’État africains, l’homme d’affaires italien menace de faire plier le président du Gabon, Ali Bongo Ondimba (ABO). Patron du groupe de BTP Sericom, il réclame à l’État gabonais la somme rondelette de 350 milliards de F CFA (environ 534 millions d’euros) pour des chantiers de travaux publics qu’il affirme avoir préfinancés.

Âgé de 81 ans, Guido Santullo alterne séjours à l’hôpital et périodes de repos dans sa ville natale de Gaeta, une station balnéaire située à une demi-heure en voiture de Naples, où il a accepté de recevoir Jeune Afrique. En attendant une opération chirurgicale prévue mi-mai, il reçoit beaucoup. Dans un salon attenant, un groupe de parlementaires italiens l’attend pour aller déjeuner dans l’hôtel de luxe qu’il a racheté il y a quelques années.

Le président m’a demandé, les yeux dans les yeux, si j’avais corrompu des ministres. Je lui ai répondu que non

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« L’établissement ne rapporte pas une fortune », selon l’un de ses proches, mais il représente tout de même un symbole de réussite pour l’enfant du pays. Le frère de Guido, Ettore, joue à la fois le rôle d’ange gardien et de garde-malade. « Depuis quelques années, je lui ai demandé de se mettre en retrait. Je m’inquiète pour sa santé car cette affaire l’affecte beaucoup », confie-t-il, tout en s’employant à adoucir quelque peu les propos si peu diplomatiques de son frère, qui semble toujours prêt à en découdre.

« Cette affaire », c’est la dette au montant astronomique que le gouvernement gabonais refuse de régler à Guido Santullo, estimant notamment que ce montant est disproportionné par rapport au coût réel des travaux effectués par l’Italien. C’est aussi une affaire d’État en puissance, aux relents sulfureux, qui a déjà produit son lot de dégâts collatéraux. Entre soupçons de surfacturation et versements présumés de rétrocommissions, elle a déjà entraîné l’emprisonnement de ­l’ex-ministre des Infrastructures, Magloire Ngambia, du directeur général adjoint de l’Agence nationale des grands travaux d’infrastructures (ANGTI), Landry Oyaya, et de plusieurs autres hauts fonctionnaires gabonais soupçonnés de corruption.

« Des journalistes ont prétendu que j’avais offert 50 millions de F CFA, mais aussi du marbre, au ministre de la Santé [Léon Nzouba]. C’est faux ! » jure l’entrepreneur, assurant n’avoir « jamais donné le moindre centime à personne ». Guido Santullo reconnaît néanmoins avoir prêté l’un de ses deux Falcon 900 à Magloire Ngambia pour un déplacement dans la sous-région. « Le président m’a demandé, les yeux dans les yeux, si j’avais corrompu des ministres. Je lui ai répondu que non. »

Si certains d’entre eux défilaient dans sa villa du quartier huppé de La Sablière, à Libreville, ce n’était pas pour « toucher » mais pour profiter de sa bonne table, assure-t-il. « Je les invitais régulièrement pour manger des pâtes », poursuit l’Italien. Une version qu’ABO, manifestement, n’a pas avalée. Pour preuve, près d’une centaine de personnes, dont des ministres encore en fonction, ont déjà été entendus par les agents de la Direction générale de la recherche (DGR), le service gabonais de contre-ingérence et de sécurité militaire. Et plusieurs ingénieurs de Sericom ont été expulsés, tandis qu’une dizaine d’autres – des Italiens – ont quitté le pays clandestinement en franchissant la frontière camerounaise.

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Un bras de fer international 

La filiale gabonaise du groupe de Santullo a déjà dû licencier 300 personnes. Les chantiers en cours ont fermé, et le matériel a été abandonné sur place. La Cour des comptes, saisie de l’affaire, a critiqué le recours abusif aux marchés de gré à gré. Et l’administration fiscale mène actuellement des investigations qui pourraient conduire à un redressement. Le bras de fer entre le gouvernement gabonais et le patron de Sericom s’est par ailleurs internationalisé.

À Paris, l’Italien a saisi la cour internationale d’arbitrage et le tribunal de commerce, qui a ordonné la saisie conservatoire de l’hôtel particulier Pozzo di Borgo, sis rue de l’Université, dans la capitale française, et envisage de réquisitionner dans les prochaines semaines d’autres biens immobiliers appartenant au Gabon, mais aussi de saisir les recettes pétrolières du pays transitant par des banques françaises.

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Le parcours romanesque de Santullo commence dans le Latium, loin de la forêt équatoriale. À 17 ans, il quitte son village pour la région lyonnaise. Il y étudie, puis commence à y travailler. Mais l’homme entretient le mystère sur ce début de carrière. Et sur les raisons qui l’ont poussé à mettre le cap sur l’Afrique. Des années plus tard, on le retrouve en effet sur le continent, où il a fait fortune en touchant à tout, ou presque : les mines, le commerce, le BTP et même la politique. Au point de devenir un pilier de la Françafrique ?

« J’ai connu de nombreux présidents », assume Santullo. Il a œuvré au Gabon – déjà – sous Bongo père, dans le Mali de Moussa Traoré, en Guinée-Bissau sous Nino Vieira, au Sénégal, de Senghor à Abdoulaye Wade, mais aussi, plus récemment, au Bénin ou au Cameroun, où il entend bien prendre pied.

C’est moi qui dirigeais tout. Je choisissais les ministres et je surveillais les caisses de l’État pour les empêcher de tout voler

Pendant vingt-quatre ans, il a également eu ses entrées en Guinée, où il a laissé un souvenir contrasté. Cloué au lit par la maladie, le président Lansana Conté se méfiait à ce point des ambitieux de son propre camp qu’il en était arrivé, affirme son « ami » italien, à lui confier les clés de l’intendance. « C’est moi qui dirigeais tout. Je choisissais les ministres et je surveillais les caisses de l’État pour les empêcher de tout voler », se vante l’intéressé.

Opposants comme hommes d’affaires, tout le monde se pressait alors autour de lui, espérant rentrer dans ses bonnes grâces. Jusqu’au coup d’État de Moussa Dadis Camara, en décembre 2008. Santullo devient alors persona non grata à Conakry. « Il m’a demandé de me retirer. Mais après les événements du 28 septembre 2009 [150 personnes sont tuées lors d’une manifestation de l’opposition violemment réprimée], vers qui s’est-on tourné pour calmer les opposants et plaider en faveur de la junte auprès des chefs d’État de la région ? Eh bien, vers ce bon monsieur Santullo ! » fanfaronne-t-il.

En avril 2017, il s’est rendu à Paris pour faire la paix avec Alpha Condé, en visite officielle en France. L’actuel président guinéen avait en effet réquisitionné des immeubles dont l’Italien était propriétaire, après avoir annulé l’exonération fiscale de trente-cinq ans que lui avait accordée Lansana Conté.

C’est en 2010, dans une suite de l’hôtel George V, à Paris, que Guido Santullo croise pour la première fois la route d’ABO, en présence de Maixent Accrombessi, alors tout-puissant directeur de cabinet du président gabonais. « Il m’a invité à venir au Gabon, où je me suis rendu avec huit ingénieurs de Sericom », précise l’Italien. Par la suite, le chef de l’État lui présente Magloire Ngambia, l’emblématique ministre des Infrastructures du septennat.

700 milliards de F CFA de marchés publics

Nouvellement installé au pouvoir, ABO veut voir pousser des routes partout, afin de marquer la rupture avec plusieurs décennies d’immobilisme. Alors, de 2010 à 2016, Sericom construit à tout-va : routes, ponts, bâtiments publics. En tout, c’est près de 700 milliards de F CFA de marchés publics qui seront obtenus par l’entrepreneur, pour la plupart de gré à gré, autrement dit sans appel d’offres. Des marchés qui, affirme Santullo, ont été intégralement préfinancés par l’entreprise.

Quand, en juin 2012, le pont de Kango cède après avoir été percuté par une barge, l’interruption du trafic de marchandises en provenance du Cameroun menace de créer des pénuries à Libreville. « Le président m’a convoqué au palais et m’a dit : “Enlevez-moi cette épine du pied”. » En quelques semaines, l’ouvrage est reconstruit. « Six ans plus tard, alors que les marchés que j’ai obtenus ont été signés par six ministres, en plus du Premier ministre, et que la plupart des travaux ont été livrés, les Gabonais prétendent que ces marchés ne sont pas valables. Je ne l’accepte pas ! » s’emporte Santullo.

Si le recours à la procédure de passation des marchés par entente directe est jugé abusif, l’entrepreneur en rejette la responsabilité sur le gouvernement. « Ce n’est pas de notre faute s’ils ont attribué autant de marchés de gré à gré. C’est à l’État de lancer les appels d’offres, pas à nous ! » tempête-t-il.

« C’est bien beau de parler d’appels d’offres, mais nous sommes un petit pays où les grosses entreprises ne se bousculent pas pour soumissionner, répond un cadre des régies financières. Le plus souvent, nous avons donc le choix entre une entreprise européenne ou les Chinois, dont la plupart des sociétés agissent pour le compte d’une stratégie d’État qui ne nous convient pas toujours. Nous essayons, autant que faire se peut, de diversifier nos partenaires ! »

« Le casse du siècle »

Fin mai, une médiation a été engagée par le Premier ministre de São Tomé-et-Príncipe, Patrice Emery Trovoada. Mais, du côté du gouvernement, on est loin de se sentir l’obligation de payer son dû à l’Italien. Car, à Libreville, cette affaire passe pour « le casse du siècle ». Au sommet de l’État, nul n’est prêt à s’épancher officiellement sur ce dossier qui pourrit l’ambiance des Conseils de ministres et met tout le pays sous tension.

Certains dignitaires se bornent à esquisser quelques pistes sur lesquelles les enquêteurs se sont focalisés : « Vous en connaissez, vous, des entrepreneurs raisonnables qui acceptent de préfinancer des travaux pour des montants aussi élevés ? Pourquoi a-t-il continué alors qu’il n’était pas payé ? Où a-t-il trouvé autant d’argent ? Quels circuits bancaires utilisait-il pour le recevoir et le transférer ? » Autant de questions auxquelles Guido Santullo n’apporte pas de réponses. Soupçonnant l’entrepreneur d’avoir corrompu plusieurs décideurs locaux, la justice gabonaise cherche à établir que ses agissements relèvent de la délinquance financière internationale.

Alors que les procédures judiciaires et arbitrales se poursuivent, cet homme d’affaires à l’ancienne reste nostalgique du temps béni d’Omar Bongo Ondimba, « un président qui respectait ses engagements », soupire-t-il – sans s’appesantir sur le fait que la gestion au cordeau des finances publiques n’a jamais été son fort. « Sauf qu’au terme de ses quarante-deux années de pouvoir le Gabon ne totalisait que 900 km de routes bitumées », lui rétorque-t-on à Libreville.

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