Tunisie : quelle chakchouka !

Fragilisation du gouvernement, zizanie à l’Isie, soulèvements dans les régions… Le pays est en pleine confusion. Et si le président Caïd Essebsi s’est adressé à la nation, il n’est pas parvenu à calmer les esprits.

Le président Béji Caïd Essebsi chante l’hymne tunisien après son discours sur la situation générale du pays, le 10 mai à Tunis. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Le président Béji Caïd Essebsi chante l’hymne tunisien après son discours sur la situation générale du pays, le 10 mai à Tunis. © Hassene Dridi/AP/SIPA

Publié le 18 mai 2017 Lecture : 7 minutes.

Il suffit de peu pour que la Tunisie se mette à trembler. Le 9 mai, à la faveur d’une conférence de presse de routine, Chafik Sarsar, président de l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie) depuis janvier 2014, annonce qu’il a l’intention de démissionner, ainsi que deux autres des neuf membres de son bureau, Mourad Ben Mouelli, son vice-président, représentant les magistrats administratifs, et Lamia Zargouni, représentant les juges judiciaires.

Connu pour sa pondération, l’universitaire surprend tout le monde – d’autant qu’il ne donne pas les motifs de cette triple démission – et déclenche immédiatement à travers le pays une vague d’inquiétude, difficile à contrôler. Pendant que les Tunisiens se perdent en conjectures, le gouvernement et les services de la présidence bouleversent leurs agendas respectifs pour multiplier les réunions, consulter les constitutionnalistes… Ces départs annoncés risquent de bloquer le travail de l’Isie. Et donc, la tenue des municipales, les premières de l’ère démocratique, qui, six ans après la révolution, ont enfin été fixées au 17 décembre.

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Un putsch au sein de l’instance électorale ?

Convoqué dès le 10 mai devant l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) pour s’expliquer, Sarsar avait dénoncé des dysfonctionnements au sein de l’Isie depuis le renouvellement d’un tiers de son bureau – soit trois membres –, en février. À l’époque, il s’était d’ailleurs opposé à l’élection par les députés de Nabil Azizi, alors président de l’un des bureaux de l’Isie pour les Tunisiens de France, lui reprochant sa mauvaise gestion lors des législatives d’octobre 2014.

Comment une instance utilisant des méthodes policières et ne respectant pas les droits et les libertés fondamentales peut-elle garantir des élections démocratiques ?

Devant les députés, Chafik Sarsar révèle des méthodes douteuses, voire anticonstitutionnelles, des fuites, des piratages de boîte mails, des dissensions, des désaccords, une volonté du « nouveau bureau » de poursuivre des employés de l’Isie ayant donné leur opinion concernant l’institution sur Facebook, etc. Dénonçant « des tentatives d’investigation contre des fonctionnaires de l’Isie qui [nous] rappellent un certain État policier » et mettent en péril rien de moins que la démocratie, Sarsar interroge : « Comment une instance utilisant des méthodes policières et ne respectant pas les droits et les libertés fondamentales peut-elle garantir des élections démocratiques ? » Des propos qui suggèrent, même s’il le récuse, que le docteur en droit public a perdu la main ainsi qu’une marge de manœuvre, faute de majorité au sein du bureau.

Faut-il y voir un putsch qui ne dit pas son nom au sein de l’Isie ? Il faudra en tout cas se pencher sur le rapport présenté par la Cour des comptes le 11 mai, qui relève des défaillances dans la gestion administrative et financière de l’instance. Surtout, cette « sortie » de Sarsar tombe fort mal à propos. Car ce dernier, qui dans les faits n’a pas présenté sa démission au bureau de l’Isie, a organisé sa conférence de presse le 9 mai, la veille d’une intervention publique très attendue du chef de l’État, Béji Caïd Essebsi.

Le chef de l’État préoccupé

« Il y aura un avant et un après 10 mai », avait claironné quelques jours auparavant Noureddine Ben Ticha, conseiller auprès de la présidence chargé des relations avec l’ARP et les partis politiques, sous-entendant que des décisions majeures allaient être annoncées. De quoi, là encore, susciter les rumeurs les plus folles. Une prise de parole du président à 11 heures, en plein milieu de semaine, au palais des Congrès et non pas à Carthage comme c’est l’habitude…

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Le format est aussi inhabituel que l’attente est grande. Sans compter que le gouvernement d’union nationale est soumis ces dernières semaines à des vents contraires, faute de réel soutien des partis. L’éviction, presque en catimini, la veille du 1er mai, de Néji Jalloul, ministre de l’Éducation, et de Lamia Zribi, son homologue aux Finances, a été perçue comme un signe de fragilité plutôt qu’une volonté de réajuster les objectifs de l’exécutif à mi-mandat. Certains assurent que le président va présenter un projet d’amendement de la Constitution pour revoir le régime semi-parlementaire, source de nombreux blocages.

Il n’en sera rien. C’est un chef de l’État préoccupé, moins éloquent qu’à son habitude, qui assène, d’entrée de jeu : « La démocratie est menacée ». Tout le monde, encore, craint le pire. Mais Caïd Essebsi revient sur le parcours de la Tunisie pendant ces six dernières années, fait le bilan de son passage à la primature en 2011 et, surtout, siffle la fin de la récréation pour les « sit-inneurs » qui bloquent l’activité dans les régions.

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Les sites de production de ressources pétrolières et minières, les grands axes routiers et les zones touristiques vont être mis sous protection de l’armée (voir encadré). Le chef de l’État assure par ailleurs que le calendrier électoral sera respecté et que le gouvernement restera en place au moins jusqu’à la finalisation de la loi de finances 2018, en fin d’année.

Déception après le discours de BCE

Le discours déçoit. Mais, de toute évidence, le message initial de Béji Caïd Essebsi a été modifié en raison d’une accumulation de tensions. Si le président a clairement signifié que l’État reprend les commandes et a montré son agacement vis-à-vis de ceux qui appellent à la chute du gouvernement Chahed, il s’est gardé d’évoquer le blocage politique. Pourtant, c’est là que le bât blesse. Depuis 2011, la Tunisie a épuisé neuf gouvernements sans que les choses ne changent en profondeur. En cause : le faible rendement de l’ARP, une administration aussi lourde que pléthorique, le manque de volonté politique pour mettre fin à la corruption et à l’économie parallèle qui nourrissent aussi le terrorisme…

Un cercle vicieux qu’il serait urgent de rompre pour que le pays se remette sur les rails. Des signes de rémission sont perceptibles. Selon le chef de l’État, les derniers indicateurs donnent une croissance de 45 % pour le phosphate, de 34 % pour le tourisme, de 21 % pour les investissements directs étrangers (IDE) en 2016 par rapport à 2015. Mais plus de 632 000 chômeurs attendent toujours que l’État, qui n’en a pas les moyens, leur fournisse un emploi.

Le président n’a abordé ni la corruption ni la contrebande. Il est en revanche revenu sur la loi de réconciliation économique nationale, en rappelant que la décision finale appartient à l’ARP. Promesse électorale, cette loi continue de susciter l’indignation de ceux qui estiment qu’elle équivaudrait à absoudre les dirigeants de l’ancien régime. Caïd Essebsi a beau préciser qu’il s’agit de réhabiliter ceux qui ont été contraints d’obéir à des ordres supérieurs et d’inciter ceux qui se sont rendus coupables d’évasion fiscale de rapatrier leurs fonds moyennant une amende, rien n’y fait. La rue, en partie menée par des partis d’extrême gauche, la rejette en bloc. Certains vont même jusqu’à soutenir qu’elle légitime la corruption et ouvre la voie à « un retour des anciens ».

Pas de voix sage pour calmer les esprits

Dans les régions, la fronde gronde aussi. Au point que le gouvernement passe son temps à éteindre les feux qui s’allument à Kairouan, Sidi Bouzid, Kerkennah, Douz… Il est clair que ces soulèvements à répétition ne sont pas tout à fait spontanés. Certains partis en profitent pour se mettre sur les rangs pour les municipales, en déployant un populisme racoleur qui séduit des populations fragiles.

Une nouvelle classe d’entrepreneurs issus des régions déshéritées soutiennent en partie les protestations violentes contre le pouvoir central et aspirent à se faire une place parmi l’élite établie

« Même si le gouvernement satisfait à nos demandes, nous ne reculerons pas et poursuivrons sur le chemin des revendications. Nous sommes les héritiers d’Ali Ben Ghedahem, qui s’est soulevé contre le bey [roi de Tunisie] ! » tonnent les « mutins de Kamour », champ pétrolier de la région de Tataouine, dans le sud du pays, bloqué depuis la mi-avril. La confusion est on ne peut plus grande.

Et aucune voix sage ne se fait entendre pour calmer les esprits. « Une nouvelle classe d’entrepreneurs issus des régions déshéritées, dont certains sont cantonnés au commerce parallèle, soutiennent en partie les protestations violentes contre le pouvoir central et aspirent à se faire une place parmi l’élite établie, voire à la remplacer » explique Michael Ayari dans son rapport, « La transition bloquée », publié au début du mois de mai par l’organisation International Crisis Group. En l’absence d’un dialogue économique et social sérieux et élargi, une lutte s’est ainsi engagée entre les barons de la contrebande et la sphère établie des affaires. Une urgence de plus pour le gouvernement Chahed.

L’armée sur le pont

En cas de tensions, ce n’est pas une armée de métier mais un corps républicain qui intervient. Son déploiement pour sécuriser les sites de production de ressources du pays fait partie des missions exceptionnelles qui peuvent lui être attribuées, d’autant que la Tunisie est en état d’urgence depuis juillet 2015. Chargée de défendre la nation, son indépendance et l’intégrité de son territoire, l’armée a été mise à contribution après la révolution de 2011 pour appuyer les autorités civiles. Selon l’article 19 de la Constitution, il échoit à ces dernières de préserver la sécurité et l’ordre public, de veiller à la sécurité et à la protection des individus, des institutions et des biens, de l’application de la loi dans les limites du respect des libertés en toute neutralité. F.D.

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