Interview : Odon vallet, à quoi rêvent les africains ?

La plupart n’aspirent qu’à devenir ambassadeur, ingénieur ou pilote de ligne. Or les techniciens compétents font défaut presque partout. Vous avez dit inadéquation ?

Odon Vallet (France), historien des religions. A Paris, le 16.02.2016. © Vincent Fournier/JA © Vincent Fournier/JA

Odon Vallet (France), historien des religions. A Paris, le 16.02.2016. © Vincent Fournier/JA © Vincent Fournier/JA

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Publié le 1 février 2018 Lecture : 7 minutes.

Des étudiants en filière Éducation à l’université de Porto-Novo, au Bénin, en  mai 2017. © Flickr / Creative Commons / World Peace Intiative
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Éducation : le match privé – public

Dans nombre de pays d’Afrique francophone et du Maghreb, l’éducation nationale est en crise. Les établissements privés sont convaincus de pouvoir prendre la relève. Est-ce le cas ? À vous de juger.

Sommaire

Spécialiste des religions, écrivain et enseignant, il est aussi, à 70 ans, un philanthrope très actif dans le domaine de l’éducation, à travers sa Fondation Vallet. Au Bénin, pays d’Afrique de l’Ouest qu’il sillonne trois fois l’an, plus de 12 000 bourses ont ainsi été allouées à des étudiants depuis 2003. Sa fondation a également mis sur pied un réseau de six bibliothèques à travers le pays, et plusieurs laboratoires de langues pour l’apprentissage de l’anglais et de l’allemand. Enseignement public et privé, filières techniques, infrastructures, formation des enseignants, réussite scolaire, e-learning… Odon Vallet nous donne ici une photographie du système éducatif en Afrique francophone.

Jeune Afrique : Le continent comptant 54 pays, la situation de l’éducation y est forcément hétérogène…

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Odon Vallet : La situation économique a forcément une incidence sur le niveau de l’éducation. L’Afrique du Sud est bien sûr en avance. Et l’Afrique du Nord s’en sort mieux que l’Afrique subsaharienne. En France, il y a à l’École polytechnique beaucoup d’élèves marocains et tunisiens (mais peu d’Algériens, l’enseignement dans ce pays étant en crise depuis les dramatiques événements des années 1990), qui ont étudié en classe préparatoire dans des établissements de leurs pays respectifs. Rappelons que le Maroc est, dans une large mesure, dirigé par des X-Mines et des X-Ponts. À Tunis, le collège Sadiki est par exemple d’un excellent niveau. Nombre de ses anciens élèves fréquentent aujourd’hui les meilleures écoles françaises. En Égypte aussi, il existe des établissements remarquables.

Le fait de disposer ou non de l’écriture change complètement le mode de pensée

Pourquoi ce retard entre le nord et le sud du continent ?

La tradition orale joue sans nul doute un rôle. Pour ne prendre qu’un exemple, l’écriture n’est arrivée dans certaines villes d’Afrique subsaharienne qu’en 1940. À Natitingou, dans le nord-ouest du Bénin, la première personne à avoir appris à lire et à écrire est toujours en vie. C’est un très vieux pasteur, naguère formé par des missionnaires protestants. Son petit-fils vient d’ailleurs de réussir un doctorat en économie au Massachusetts Institute of Technology (MIT). L’anthropologue britannique Jack Goody, qui connaissait bien l’Afrique anglophone, notamment le Ghana, mais a aussi beaucoup étudié les antiques civilisations mésopotamiennes, a montré que le fait de disposer ou non de l’écriture change complètement le mode de pensée. L’écriture est d’abord un pense-bête, un aide-mémoire. Quand on ne l’a pas, l’information est déformée.

En Afrique du Nord, vous avez évidemment l’Égypte, qui a cinq mille ans d’écriture derrière elle – presque autant que la Mésopotamie. Les Arabes ont ensuite apporté l’écriture – mais aussi la lecture, avec le Coran –, le calcul et l’algèbre. Les Berbères ont également apporté la lecture, l’écriture et le calcul, qui leur avaient probablement été transmis par les Phénico-Puniques. Cette écriture a au moins deux mille ans. Il y a eu aussi les Grecs et les Latins, les premiers en Cyrénaïque, les seconds en Tripolitaine, qui ont apporté la lecture, l’écriture, les mathématiques, la philosophie.

En Afrique francophone, le taux de réussite aux examens oscille entre 25 % et 50 %, ce qui est assez proche de la situation en France, en 1960

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Le taux de réussite des élèves en Afrique francophone est-il vraiment plus mauvais qu’ailleurs ?

Les redoublements y sont en effet assez nombreux. Dans le meilleur établissement du Nord-Bénin, le lycée Mathieu-Bouké, à Parakou, un proviseur m’a communiqué les vrais chiffres. Sur 100 élèves admis en sixième, 50 passent en cinquième, 25 redoublent et 25 renoncent faute de pouvoir acquitter les frais de scolarité. Sur les 50 admis en cinquième, 25 redoublent ou partent. Ensuite, ça s’améliore un peu, mais pendant longtemps seul un élève sur cent obtenait son bac sans avoir jamais redoublé. En Afrique francophone, le taux de réussite aux examens oscille entre 25 % et 50 %, ce qui est assez proche de la situation en France, en 1960, au moment de l’indépendance.

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Selon certains intellectuels, l’un des obstacles à l’apprentissage serait l’utilisation de la langue de l’ex-colon…

C’est une erreur, ne serait-ce que parce que le nombre des langues en Afrique subsaharienne est considérable : une cinquantaine au Bénin, environ 400 au Congo… Bien sûr, certaines langues se ressemblent, mais vous ne trouverez jamais des instituteurs capables de les parler toutes.

En Afrique du Nord, le débat est le même entre l’arabe et le français à l’école. Au Maroc, ils ont trouvé une solution : les études littéraires sont en arabe, et les études scientifiques, en français. La grande différence est que l’arabe est la troisième langue la plus parlée dans le monde ! D’ailleurs, je conseille toujours aux arabophones de n’abandonner l’arabe sous aucun prétexte ; il faut toujours une grande langue. Conserver l’usage d’un dialecte local n’a en revanche que peu d’intérêt.

Le Bénin ne manque pas d’ingénieurs, mais les techniciens sachant poser correctement un compteur électrique sont beaucoup plus rares

Les études sont-elles trop longues ?

Mieux vaut des études plus courtes, mais de meilleure qualité. On commence à y venir en France, où l’on s’est aperçu que les bac + 2 trouvent plus facilement du travail que certains titulaires d’un master ou d’un doctorat. En Afrique, c’est la même chose, mais quand un homme politique se hasarde à le dire, il se fait très mal voir. Le président béninois, Patrice Talon, avait dit : « Nous manquons de compétences. » Et il a été très critiqué. Ce qu’il voulait dire, c’est que son pays manquait de compétences techniques. Oh ! certes, il ne manque pas d’ingénieurs, mais les techniciens sachant poser correctement un compteur électrique sont beaucoup plus rares. De même, les cantonniers capables de réparer des routes ne sont pas légion, alors que des millions d’élèves rêvent de devenir ambassadeur ou pilote de ligne. On préfère souvent le rêve à la réalité !

Dans son programme électoral, Mahamadou Issoufou, le président nigérien, avait prévu d’orienter 25 % des élèves vers l’enseignement ­technique…

C’est à l’évidence plus facile à dire qu’à faire. L’enseignement technique coûte très cher. En France, dans certaines spécialités professionnelles, du bâtiment à la micromécanique, le prix de revient dépasse les 20 000 euros par élève et par an. Plus du double du prix d’un élève dans un grand lycée parisien comme Louis-le-Grand. En Afrique, il faut donc trouver des solutions progressives.

L’enseignement à distance peut-il être une solution ?

L’e-learning, il ne faut pas y compter pour l’instant, sauf dans quelques pays où la connexion est correcte. Et encore, seulement dans la capitale !

Ceux qui s’imaginent que l’informatique va sauver l’Afrique se trompent

La qualité de l’enseignement s’est-elle dégradée depuis trente ans ?

Il est très difficile de faire des comparaisons avec les années 1980, à cause de l’inflation et parce que l’enseignement coûtait à l’époque trois fois moins cher qu’aujourd’hui. Une étude réalisée par l’Unicef montre que l’une des raisons qui ont conduit à l’inflation du coût des études est liée à l’ordinateur. Ceux qui s’imaginent que l’informatique va sauver l’Afrique se trompent. Autrefois, pour ouvrir une salle de classe, il suffisait de quelques bancs, d’une table pour le maître, d’un tableau noir et d’un stock de craies. Aujourd’hui, ce n’est évidemment plus suffisant. Résultat : l’Afrique subsaharienne compte très peu de laboratoires de langues, de physique, de biologie ou de chimie. L’enseignement est devenu beaucoup trop cher. Quand on voit le coût de la construction d’un lycée en France, c’est effrayant. En monnaie constante, il a doublé en une génération. Les Africains ont des difficultés à financer l’école, mais on peut difficilement le leur reprocher.

Les budgets alloués à l’éducation sont-ils suffisants ?

Ils ne sont pas si faibles que ça. En revanche, compte tenu de l’augmentation exponentielle du nombre des élèves et des étudiants, ils sont forcément trop modestes. Prenons le cas de Djougou, au Bénin. Le taux de natalité y atteint six enfants par femme, et l’âge moyen n’y dépasse pas 15,5 ans. On recense, dans cette ville de 350 000 habitants, un peu plus de 300 écoles primaires – autant qu’à Paris, qui compte 2,2 millions d’habitants. Vous comprenez le problème…

Emmanuel Macron a dit un jour que le développement n’est pas compatible avec des familles de huit enfants, ce qui lui a valu d’être traité de raciste, mais il n’avait pas tort. Et le pape François se trompe quand il dit le contraire dans son encyclique Laudato si’. En Afrique subsaharienne, où la natalité est forte, l’enseignement est médiocre. Il est meilleur en Afrique du Nord, où le nombre d’enfants par femme est nettement plus faible.

Ceux qui font l’apologie du privé défendent presque toujours leurs propres intérêts. Cela maintient une ségrégation sociale, ce qui rend difficile, sinon impossible, tout espoir d’ascension sociale

Les cours supplémentaires et le secteur privé permettent-ils de pallier les carences de l’État ?

Les enseignants gagnant peu, les cours supplémentaires leur apportent un complément de revenu bienvenu. Les interdire serait mieux pour la justice sociale, mais qu’est-ce que les élèves ont à y gagner ? On sait bien que ce qu’ils apprennent en classe n’est pas suffisant…

D’un autre côté, le privé est hors de prix. Et les études supérieures sont inabordables pour une large partie de la population, en Afrique comme en Europe. On peut accepter un secteur privé, à condition qu’il y ait parallèlement un enseignement public de qualité. Ceux qui font l’apologie du privé défendent presque toujours leurs propres intérêts. Cela maintient une ségrégation sociale, ce qui rend difficile, sinon impossible, tout espoir d’ascension sociale.

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