Algérie-Tunisie : aux frontières du chaos libyen

Quelques jours avant la réunion de Paris qui a débouché sur un accord de principe sur l’organisation de l’élection présidentielle et des législatives en décembre, Dakar a accueilli du 11 au 13 mai un dialogue interlibyen qui a permis de faire avancer les dossiers. Les perspectives de règlement de la crise dans l’ex-Jamahiriya semblent cependant toujours aussi lointaines, accentuant l’inquiétude de ses voisins, qui sont sur le qui-vive.

Un soldat tunisien près du point de passage de Ras Jedir. © Fethi Belaid/AFP

Un soldat tunisien près du point de passage de Ras Jedir. © Fethi Belaid/AFP

Publié le 1 juin 2018 Lecture : 7 minutes.

Khalifa Haftar, Aguila Saleh Issa et Fayez al-Sarraj, à l’Élysée le mardi 28 mai, lors de la signature d’un accord en vue des élections en Libye le 10 décembre. © Etienne Laurent/AP/SIPA
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Crise en Libye : accord à Paris pour des élections le 10 décembre

Les acteurs de la crise libyenne ont approuvé le principe de l’organisation de l’élection présidentielle et des législatives le 10 décembre 2018, au terme d’une réunion de haut niveau qui s’est tenue à Paris le mardi 29 mai. Retour sur les étapes qui ont conduit à cet accord.

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Ce n’est pas encore la paix, mais elle n’a jamais été aussi présente que lors du dialogue interlibyen entamé à Dakar les 11, 12 et 13 mai sous l’égide du président sénégalais, Macky Sall. L’affaire avait mal commencé. Avant même le début de la rencontre, l’initiative de la Fondation Brazzaville est la cible de violentes critiques de la part de journaux égyptiens et émiratis qui dénoncent une « manœuvre diabolique » visant à déstabiliser le maréchal Khalifa Haftar. Le patron de l’Est libyen est soutenu, entre autres, par les autorités égyptiennes.

Désarroi à Dakar. Les attaques font craindre aux participants, dont beaucoup vivent en exil au Caire, à Istanbul ou à Tunis, la désapprobation, voire des représailles, des parties libyennes non consultées.

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Marché de l’illicite à ciel ouvert

Les émissaires du maréchal Haftar, qui avaient effectué le déplacement jusqu’au Sénégal, boudent la conférence. Impossible de leur faire quitter leur chambre. Impossible de leur faire préciser leur position sur les discussions. Les questions d’ingérence ont dominé l’ensemble de la rencontre, rebaptisée Dakar 1 par les participants.

Le même week-end, alors que s’achèvent les discussions au Sénégal, l’armée algérienne effectue à Djanet un exercice tactique avec des munitions réelles. La frontière libyenne est à moins de 100 km, le chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah s’est déplacé en personne. La zone est surveillée comme le lait sur le feu. Sur le plan militaire comme sur le plan diplomatique.

« Nous avons besoin d’une Libye stable et d’institutions libyennes fortes pour relever les défis qui se posent à la région, notamment la lutte contre le terrorisme et le crime organisé » souligne le ministre des Affaires étrangères algérien, Abdelkader Messahel

La veille de l’exercice, sur les hauteurs d’Alger, le ministre des Affaires étrangères Abdelkader Messahel reçoit Ghassan Salamé, représentant spécial du secrétaire général de l’ONU en Libye et chef de la Mission d’appui des Nations unies en Libye (Manul). À la sortie, Abdelkader Messahel confirme l’inquiétude des pays de la région : « Nous avons besoin d’une Libye stable et d’institutions libyennes fortes pour relever les défis qui se posent à la région, notamment la lutte contre le terrorisme et le crime organisé. »

« Le problème n’est pas tant la frontière elle-même que le trafic qui s’opère dans la bande sahélo-saharienne », détaille un ancien ministre algérien. Armes, drogues, trafic de migrants… Le Sahel est un marché de l’illicite à ciel ouvert. Dont les différentes parties se partagent les subsides. « Les Toubous tiennent le trafic d’êtres humains via les réseaux de passeurs », accuse le même ministre.

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Un écosystème menaçant pour la région et périlleux pour la Libye elle-même. « Le plus dangereux [pour la Libye], c’est cette économie de guerre qui entretient la violence, les groupes armés, les réseaux mafieux, les hommes d’affaires et les politiques corrompus », confie à Jeune Afrique Assia Bensalah Alaoui, ambassadrice itinérante du roi du Maroc. Les parties libyennes en ont conscience.

« Dakar 1 »

À Dakar, l’accent est mis sur la protection des richesses du pays, leur répartition plus équitable, la récupération des biens spoliés et la fin du pillage par les puissances extérieures. Les trafics en tous genres, et en particulier celui du pétrole, sont à la source de l’essentiel des revenus dont disposent les groupes armés.

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« Dakar 1 » a-t-il apaisé les pays de la région ? À voir. Le fait même de rassembler 21 figures politiques de tous bords et de la société civile libyenne n’allait pas de soi. Le risque était d’exacerber les tensions, voire d’en créer de nouvelles. Le rendez-vous accouche finalement d’une déclaration présentant ce qui pourrait partiellement ressembler aux lignes fondatrices d’un nouvel État libyen. Une première en sept ans.

Onze des treize points essentiels à la reconstruction ont été rapidement approuvés, dont l’appui à un référendum actant le projet de Constitution, d’institutions militaires, sécuritaires, judiciaires et administratives. Les participants, unanimes, ont aussi acté la nécessité de démanteler les groupes armés et de permettre la réinsertion de leurs membres dans la vie civile.

Le cas de Seif el-Islam 

Voilà pour les intentions. Mais le diable se cache dans les détails. Pierre d’achoppement : le sort de Seif el-Islam Kadhafi, candidat à la présidentielle. Les « septembristes » – en référence à la révolution libyenne de septembre 1969 menée par l’ancien « Guide » – ont exigé que le fils bénéficie de l’amnistie à venir.

La proposition – âprement défendue par Hassen El Mabrouk, de Zintan, par Hussein Souaïdi, représentant des Touaregs, par l’universitaire et idéologue Ahmad El Houderi et par certaines tribus comme les Warfalla et les Toubous – a perturbé les discussions et suscité de vives réactions.

Difficile à accepter pour les « févriéristes » (ceux qui se sont soulevés dans le sillage du Printemps arabe de 2011). « Pour la Libye, je peux signer cet accord, mais que vais-je dire à ma mère, dont deux des fils ont été tués par Seif el-Islam ? » s’interroge Nacer Jibril, l’un des chefs de file du mouvement. « On ne peut pas tout bloquer pour un nom », s’est agacé l’un des observateurs présents, craignant que les discussions ne restent bloquées sur la question des fils Kadhafi, dont ­personne n’a de preuves de vie hormis pour Seif el-­Islam.

Les délégués libyens, auxquels se sont joints Moustapha Niasse, président de l’Assemblée sénégalaise, en boubou blanc et bonnet	; à sa droite, Sidiki Kaba, chef de la diplomatie sénégalaise	; et Jean-Yves Ollivier, organisateur de la rencontre. © Ousmane Noël MBAYE

Les délégués libyens, auxquels se sont joints Moustapha Niasse, président de l’Assemblée sénégalaise, en boubou blanc et bonnet ; à sa droite, Sidiki Kaba, chef de la diplomatie sénégalaise ; et Jean-Yves Ollivier, organisateur de la rencontre. © Ousmane Noël MBAYE

Le premier intéressé n’a d’ailleurs pas tardé à réagir pour tenter de torpiller la réunion, en dénonçant dans un communiqué l’absence des principaux protagonistes. « Toute personne se présentant de notre part à cet événement n’a aucune légitimité », écrit-il. Le risque avait été anticipé par l’homme d’affaires et négociateur français Jean-Yves Ollivier, organisateur de la rencontre via sa fondation, qui, en ouverture des débats, avait précisé que le but était de réunir autour d’une même table les parties les plus antagonistes, celles « qui ont une faculté de blocage ».

Le cas de Seif el-Islam embarrasse particulièrement la Tunisie voisine. C’est de là que le fils Kadhafi a lancé sa campagne présidentielle le mois dernier. Vit-il toujours en Tunisie ? Nul ne se hasarde à le confirmer. Le pays, sous pression économique et sociale depuis 2011, a dû absorber un important flux de réfugiés : près de 2 millions au plus fort de la crise.

L’opération s’apparente à une course contre la montre face à la volonté affichée de l’État islamique de se refaire une santé en Libye

« Leur nombre s’est nettement réduit au cours des deux dernières années, mais leur présence demeure problématique », note le rapport de l’ONG Leaders pour la paix, qui s’est penchée sur les défis posés à la frontière tuniso-libyenne. La question de leur retour est posée.

À l’intérieur même de la Libye, le sort incertain des « déplacés » reste un facteur de risque. À Dakar, les « septembristes » ont souhaité que les habitants de Tawarga, pro-Kadhafi, soient réhabilités et puissent retourner chez eux sans subir les représailles des troupes de Misrata, qui les ont pourchassés par hargne révolutionnaire. Maigre avancée : les participants se sont dits ouverts au retour des réfugiés et des déplacés. « Signe que le prix du sang a été payé », se félicite Jean-Yves Ollivier.

La menace Daesh

Reste à convenir d’une méthode. Et d’un calendrier. L’opération s’apparente à une course contre la montre face à la volonté affichée de l’État islamique de se refaire une santé en Libye, surtout depuis que leur territoire en Syrie et en Irak s’est réduit comme peau de chagrin. Début mai, le maréchal Haftar, rentré de deux semaines d’hospitalisation en France, lançait une opération pour « libérer » la ville de Derna, dans le Nord-Est, des islamistes du Conseil de la choura des moudjahidine.

Cette coalition de milices islamistes et jihadistes, dont certaines sont proches d’Al-Qaïda, avait expulsé Daesh de la ville en 2015. Le 11 mai, des combattants de l’État islamique sont repérés dans les environs de Syrte, à 800 km à l’ouest de Derna.

Un retour massif des combattants syriens – et l’effet de contagion qui en découlerait – déstabiliserait l’ensemble de la région. La Tunisie estime à 3 000 le nombre de ses jeunes partis grossir les rangs de Daesh. L’Algérie se garde bien de communiquer à ce sujet. Les deux pays s’opposent à une nouvelle intervention militaire, que les puissances occidentales semblent d’ores et déjà envisager.

Le 31 janvier, en visite en Tunisie, Emmanuel Macron indiquait que l’erreur de 2011 avait été d’intervenir en Libye sans établir au préalable une feuille de route diplomatique. À ses côtés, au palais présidentiel de Carthage, Béji Caïd Essebsi fait la moue. Il reconnaît – en arabe – des divergences avec Emmanuel Macron. Ses mots ne sont pas traduits pour les journalistes francophones présents dans la salle.

L’urgence libyenne est placée haut dans les agendas des voisins. Dans les prochains jours – la date n’a pas encore été communiquée –, Alger a accueilli une nouvelle réunion tripartite Algérie-Tunisie-Égypte sur la situation politique en Libye. Les participants de « Dakar 1 » sont, eux, convenus de se revoir très vite, avec un « Dakar 2 » qui élargirait le conclave à d’autres parties libyennes.

L’objectif cette fois : préciser le contenu des prochaines étapes clés. À la clôture, certains « févriéristes », prudents et attentistes à leur arrivée, parlaient projets et rêvaient à haute voix d’horizons plus enthousiasmants. Les 21 se sont quittés aussi sûrs de leurs divergences que de leur appartenance à une même patrie.

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