Qatar : à quelque chose blocus est bon

Confronté depuis le 5 juin 2017 à un embargo imposé par l’Arabie saoudite, le petit émirat résiste. Et serait même sur le chemin de l’autonomie.

Vue sur les gratte-ciel depuis la Corniche de Doha, le 11 décembre 2017. © Valery Sharifulin/TASS/getty images

Vue sur les gratte-ciel depuis la Corniche de Doha, le 11 décembre 2017. © Valery Sharifulin/TASS/getty images

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Publié le 6 juin 2018 Lecture : 5 minutes.

«Qu’ils le prolongent, leur blocus ! » Rashid Ibn Ali Al Mansoori, directeur général de la Bourse de Doha, ne plaisante qu’à moitié lorsqu’il évoque, narquois, l’embargo que font subir au Qatar l’Arabie saoudite, les Émirats et Bahreïn depuis maintenant un an. « Ça ne dérange que mes sœurs et moi », poursuit-il sur le même ton, allusion à l’impossibilité de rendre visite aux membres de sa famille qui vivent dans les Émirats voisins. Les indicateurs de la Bourse de Doha, ce jour-là légèrement dans le vert, semblent donner raison au fantasque patron de l’une des plus importantes places boursières du Moyen-Orient.

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Selon Rashid Ibn Ali Al Mansoori, Industries Qatar et QNB (banque), deux des poids lourds de l’économie qatarie, auraient même versé de généreux dividendes à leurs actionnaires cette année. Le lendemain de l’annonce du blocus, le 6 juin 2017, la Bourse de Doha clôturait pourtant sur une baisse de près de 12 %. « Le premier jour de blocus a été un choc, c’est vrai, reconnaît Rashid Ibn Ali Al Mansoori. Ils ont essayé de couler le marché qatari dès le premier jour. Mais les ventes ont été absorbées rapidement. »

Culte de la personnalité

L’impact du blocus sur l’économie qatarie n’est pas immédiatement perceptible lorsqu’on circule dans Doha : les marteaux-piqueurs des nombreux chantiers – gratte-ciel, stades, lignes de tramway – de la capitale poursuivent leur improbable orchestre nocturne. Les ouvriers sont partout. Visibles et actifs. Le ballet incessant des avions au-­dessus de la baie témoigne de l’attraction que continue de susciter cette place financière régionale de première importance.

Mais il suffit d’écouter le PDG de Qatar Airways, Akbar al-Baker, qui reconnaissait à la fin d’avril des « pertes substantielles » – sans se risquer à les chiffrer –, pour se laisser convaincre que le hub international de Doha souffre tout de même d’une forme de désaffection. Les appareils qataris n’ayant plus le droit de survoler le territoire saoudien, il faut compter plusieurs heures en plus, selon l’aéroport de départ, pour atteindre Doha. À titre d’exemple, quatre heures, contre deux auparavant, depuis Beyrouth. Rédhibitoire pour les quelque 70 % de voyageurs en transit qui ne font que passer dans le luxueux aéroport international Hamad. Et, potentiellement, très périlleux pour l’équilibre de la compagnie aérienne si le blocus devait se prolonger.

Doha, au Qatar, vue d'avion. © marc.desbordes/CC/Flickr

Doha, au Qatar, vue d'avion. © marc.desbordes/CC/Flickr

Le changement le plus visible dans la capitale qatarie, depuis le début du blocus, est l’apparition un peu partout du portrait du jeune émir « Al-Majd » (« le glorieux ») Tamim Ibn Hamad Al Thani. Halls des hôtels internationaux, devantures des échoppes du vieux Doha, arrière des pick-up, immeubles high-tech… Par de subtils jeux de lumières, tous affichent la même figure princière, dans une attitude bien peu officielle : échevelé, le menton en avant comme pour défier le puissant voisin saoudien. L’image est devenue l’emblème, le logo même, de la résistance du petit émirat.

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À ceux qui s’étonnent de ce culte de la personnalité, plutôt rare dans les États du Golfe comparé aux juntes militaires arabes, les Qataris répondent que les autorités ne sont pour rien dans cette diffusion. Selon la rumeur locale, rapportée par Haajerah Khan, directrice de la communication de la Qatar Foundation, c’est le jeune artiste Ahmed al-Maadheed qui aurait seul choisi de représenter son prince de la sorte. Portée par le patriotisme spontané des sujets de l’émir, l’image serait devenue virale.

Sur un plan moins romantique et plus logistique, le minuscule émirat a bien dû trouver des solutions pour compenser la fermeture de son unique frontière terrestre. Les produits laitiers, jusqu’alors exclusivement importés d’Arabie saoudite, viennent aujourd’hui principalement de Turquie. Et, quitte à utiliser des avions pour transporter des yaourts, pourquoi ne pas y mettre des vaches ? C’est ce que n’ont pas hésité à faire les Qataris, qui importent régulièrement des milliers de bovins depuis le début du blocus. La semaine dernière, les autorités ont ordonné à tous les magasins du pays de retirer de leurs rayons les produits en provenance d’Arabie saoudite, des Émirats arabes unis, de Bahreïn et de l’Égypte. Comme pour signifier son autonomie retrouvée sur le plan agroalimentaire.

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Ciment chinois

Il a aussi fallu trouver une autre source d’approvisionnement en ciment et en matériaux de construction, vitaux pour ne pas ralentir la rapide expansion de Doha. Et respecter les délais de construction des huit nouveaux stades en vue de la Coupe du monde 2022. Au Supreme Committee for Delivery & Legacy, l’organisme qui supervise ces travaux d’infrastructures, on relativise, là encore, l’impact du blocus. Le ciment saoudien, utilisé jusqu’au blocus à presque 100 %, serait de toute façon « trop cher », plus onéreux en tout cas que le ciment chinois désormais employé. Seule la volonté de faire profiter ses voisins de l’impact positif de l’événement planétaire aurait incité le Qatar à se fournir en ciment saoudien. La communication est rodée. Concernant de possibles retards dans la livraison des stades, on sourit : tout sera prêt dès 2020, soit deux ans avant la compétition.

On ne se serait pas attendu à ça de la part de nos pires ennemis. Alors de nos frères…

À en croire les officiels qataris, le blocus imposé par les voisins aurait finalement presque eu un effet bénéfique. S’il se désole que les avoirs qataris dans ces pays soient gelés, Rashid Ibn Ali Al Mansoori assure que « le blocus a accéléré [le] cheminement [du pays] vers l’indépendance », avant de mettre en avant la production agricole locale et de vanter les mérites du poivron vert qatari.

Mais s’il aime, à l’évidence, faire sourire ses interlocuteurs, le très en verve patron de la Bourse de Doha laisse aussi poindre une colère froide : « On ne se serait pas attendu à ça de la part de nos pires ennemis. Alors de nos frères… »

C’est peut-être davantage sur ce plan que le blocus laissera des traces. Ahmed Hasna, le directeur de l’université Hamad-Bin-Khalifa, en souligne les dommages irréversibles sur le « tissu social » des pays du Golfe. Les nombreux étudiants qataris dotés de l’une des nationalités des États « bloqueurs » ont ainsi dû choisir entre leurs deux pays et ont bien souvent opté pour le plus intransigeant en la matière. Même si, là encore, le blocus a incité l’université à attirer des étudiants venus d’autres horizons, en particulier du Maghreb, du Ghana et de Turquie, l’amertume d’Ahmed Hasna est palpable : « Les politiques, eux, sont habitués à tourner la page… »

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