Littérature – Gauz : « Je voulais être le colon blanc qui débarque sur une plage ivoirienne »

Dans un second roman inventif et provocateur, « Camarade Papa », l’auteur raconte la progression des explorateurs français sur le continent et l’histoire récente de l’immigration africaine.

Armand Patrick Gbaka-Brédé, alias Gauz. © Alexandre Gouzou pour Jeune Afrique

Armand Patrick Gbaka-Brédé, alias Gauz. © Alexandre Gouzou pour Jeune Afrique

leo_pajon

Publié le 7 septembre 2018 Lecture : 6 minutes.

Il faut croire qu’il aime être précisément là où on ne l’attend pas. En 2014, Armand Patrick Gbaka-Brédé, alias Gauz, promenait sa carrure d’armoire à glace sur les plateaux de télévision pour assurer la promotion d’un premier ouvrage tout en humour et en finesse. Avec Debout-payé, gros succès de librairie (plus de 50 000 exemplaires vendus), il portait un regard acide sur la société de consommation en s’appuyant sur ses expériences de vigile.

Oui, on peut donc avoir joué les gros bras devant des magasins Sephora ou Camaïeu et se poser en observateur lucide de ses contemporains. Être un natif du quartier du Plateau, à Abidjan, et se montrer plus à l’aise devant les caméras que les fins lettrés de la place parisienne. Puis il a fallu échapper au rôle du « grand noir sympa » qu’on invite à la télévision.

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À 47 ans aujourd’hui, de retour à « Babi », Gauz a concocté un nouveau roman décoiffant : Camarade Papa, toujours à contre-courant. Dans le livre, deux trajectoires se répondent. Celle d’un gosse d’immigrés africains et communistes, à Amsterdam, en 1980, et celle d’un ancêtre français parti tenter l’aventure coloniale à la fin du XIXe siècle.

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Jeune Afrique : Avec Debout-payé, une partie de la critique s’est demandé comment un vigile pouvait écrire un ouvrage aussi fort…

Gauz : Le storytelling qui accompagnait la sortie du bouquin était effectivement de me présenter comme un vigile. En fait, l’histoire est plus compliquée que ça. Quand je suis arrivé en France, en 1999, c’était pour suivre des études. J’avais ici des cousins, des oncles qui étaient dans la sécurité, ils m’ont donc permis de travailler dans le secteur pour me faire un peu d’argent… Mais quand je surveillais le siège du laboratoire Sanofi, à Paris, ironiquement je bossais en même temps mes cours de biochimie !

Aujourd’hui il y a deux manières de parler de colonisation : l’une hyperrevendicative et politique, l’autre scientifique, se basant sur les faits

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Et plus tard, chez Sephora ou Camaïeu, vous preniez des notes pour votre ouvrage…

De toute façon nous ne servions pas à grand-chose. J’étais un épouvantail embauché pour assurer le standing des magasins. L’emploi d’un vigile est absurde. Fais le calcul : il vaut mieux te faire voler trois robes à 20 euros l’unité que de payer une société 5 000 euros par mois pour t’offrir un gardien. Au moins, ça m’a donné accès à un bon poste d’observation. Lorsque, à l’ouverture des portes, tu manques de te faire piétiner par des ménagères de 50 ans qui viennent juste faire du shopping, ça t’interroge sur la société.

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Comment vous est venue l’idée de ce nouvel ouvrage, Camarade Papa ?

Bien avant Debout-payé, j’ai eu envie d’écrire un grand roman sur l’aventure coloniale, une fresque inspirée du travail mené par Maryse Condé dans Ségou. Or aujourd’hui il y a deux manières de parler de colonisation : l’une hyperrevendicative et politique, l’autre scientifique, se basant sur les faits. Aucune ne me convenait. Il fallait trouver un subterfuge et rester crédible. Et voilà qu’un jour, sur la plage de Grand-Bassam, je me suis dit : « C’est là que les Blancs sont entrés dans le pays… Ils ont vu ce bout de terre depuis la mer, il faut que je sois avec eux, que je sois l’un de ces colons blancs qui ont débarqué, que je sois le plus étranger, le plus gaou – “naïf” – possible. »

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Votre roman est très documenté…

Je prends des notes depuis trois ans. Et j’ai consulté beaucoup de sources. Fait « amusant », la mémoire coloniale de l’Afrique se trouve… en France, aux Archives nationales d’outre-mer, à Aix-en-Provence. Les administrateurs coloniaux consignaient tout, de façon presque maladive. À la Bibliothèque nationale de France, il y a aussi beaucoup de choses, et notamment des extraits de correspondances qui permettent de savoir comment parlaient ces hommes du XIXe siècle.

Ces recherches vous ont beaucoup apporté ?

Ça m’a « remis les trous en face des yeux » (rires) ! Nous revendiquons sans cesse nos racines africaines, mais nous ne nous rendons pas compte à quel point nous sommes imprégnés de l’histoire et du discours coloniaux. Prenez juste la gastronomie, le tieb, le plat national sénégalais…, c’est incroyable ! La culture du riz était délaissée dans le pays : on a importé massivement des brisures de riz d’Indochine. Au-delà, notre alimentation est tellement sous influence que les principales causes de mortalité sont aujourd’hui les accidents cardio-vasculaires, le diabète, l’insuffisance rénale, avant même le sida.

Dans votre ouvrage, vous ne portez pas un regard manichéen sur la colonisation.

L’idée la plus répandue est que nous étions manipulés par les Blancs…, mais nous aussi nous manipulions les Blancs ! Et puis j’essaie de montrer qu’au-delà des crimes, des atrocités, il y a aussi une aventure humaine incroyable. Mais pour comprendre ça, il faut se mettre à hauteur d’homme. C’est pour cela que j’essaie de faire de l’Histoire une histoire intime.

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Je suis communiste. Je me fous de Lénine, de Staline… Ce qui m’importe c’est l’idéologie, l’idéal

Ce n’est pas compliqué de s’imaginer dans la peau d’un Blanc ?

Nous sommes tous schizophrènes en Côte d’Ivoire. Dans une soirée qui mélange sociétés parisienne et abidjanaise, tu passes constamment du français au nouchi [argot ivoirien, NDLR], d’une référence à l’autre. Et puis notre génération, issue de la classe moyenne africaine née dans les années 1970, a été la première à vivre dans la double culture en permanence. Nous étudions les bouquins de l’école française, tout en écoutant les contes des grands-parents au village.

On sent dans votre ouvrage une tendresse pour le communisme…, ce qui n’est pas courant chez les auteurs contemporains.

Oui, je suis communiste. Je me fous de Lénine, de Staline… Ce qui m’importe c’est l’idéologie, l’idéal. Abattre les différences liées notamment à la couleur de la peau. Plutôt que d’adopter une grille de lecture différenciant les Noirs des Blancs, ce qui est l’approche qui domine aujourd’hui, je pense qu’il faut rétablir un discours de classes et d’égalité.

Il y a aussi beaucoup d’humour dans votre livre…

Oui, je suis assez loin d’Édouard Louis (rires) [jeune romancier français qui dépeint dans plusieurs ouvrages une enfance traumatisante, NDLR]. Je crois que quand tu arrives à faire rire quelqu’un, tu parles directement à son intelligence… Celui qui rit, c’est celui qui a compris ! Et puis le rire est une manière de résister, un appel au recul, au calme, une manière de réunir un maximum de monde autour de soi.

Vous avez déjà un autre projet en cours ?

Oui, un roman qui s’intitulera Classe de putes : l’histoire de deux jeunes étudiants qui donnent des cours d’alphabétisation à des prostituées. Cela se passera dans les années 1990 à Abidjan, entre l’église Saint-Jean, l’hôtel Ivoire, la Banque mondiale et le lycée classique de Cocody. Une nouvelle aventure.

Expédition littéraire

Dans Camarade Papa, Gauz veut être sur tous les fronts. En suivant le nommé Dabilly, Français qui débarque en Côte d’Ivoire en 1893, il dépeint l’aventure coloniale dans ce qu’elle a de détestable (les clichés humiliants véhiculés par les « négrophiles » valent bien ceux des « négrophobes »), de grotesque, mais aussi de fascinant, en se plaçant à hauteur d’homme.

Le « sauvage », rappelle-t-il, n’est pas forcément celui qu’on croit. L’auteur décrit également l’enfance communiste d’un gosse d’Amsterdam dans les années 1980, où la réalité est transfigurée par la politique.

En recréant son univers teinté de rouge, il mêle les registres littéraires et nous offre quelques trouvailles en évoquant les « suppositoires du grand capital », ou les « pays tordus non alignés »… L’exploration – d’un continent, de l’autre, du monde des adultes – est aussi et surtout dans cet ouvrage une formidable exploration de la langue.

On peut parfois être un peu déboussolé par les allers-retours entre la trajectoire du colon et celle du gamin, mais aussi enivré par le télescopage de leurs expériences, l’éloquence amusée de Gauz et le regard bienveillant qu’il porte sur ses personnages.

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