Algérie – Éducation : Nouria Benghebrit sonne la fin de la récré

Cible préférée des islamo-conservateurs, la ministre de l’Éducation algérienne, Nouria Benghebrit, promet de remettre l’école sur la voie de l’excellence. En contournant les tabous plutôt qu’en les brisant.

Lors d’une rencontre avec les directeurs de l’Éducation des wilayas. © ppagency/SIPA

Lors d’une rencontre avec les directeurs de l’Éducation des wilayas. © ppagency/SIPA

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Publié le 21 septembre 2018 Lecture : 7 minutes.

Son Premier ministre dit que le temps passé dans les arcanes du pouvoir permet de développer des écailles de crocodile pour se blinder contre les détracteurs. Nouria Benghebrit peut se prévaloir d’un plumage d’oiseau sur lequel glissent critiques, insultes et quolibets. Depuis sa nomination, en 2014, à la tête de l’Éducation nationale, elle sert de punching-ball aux islamistes, aux conservateurs, à certains députés et syndicats crypto-islamistes, aux téléprédicateurs, et à leurs relais dans la presse arabophone. Tous rêvent de s’offrir son scalp. Pour sa cinquième rentrée scolaire, la ministre entend leur prouver qu’elle est bien partie pour durer.

La dernière campagne contre cette dame de fer qui ne fait guère ses 66 ans ? La polémique sur le port du niqab à l’école. Nouria Benghebrit a réitéré cette année encore son opposition au port du voile intégral par les enseignantes ou les élèves. « On ne peut pas gérer l’éducation et l’acte d’enseigner si les élèves ne voient pas le visage de leur enseignante, argue-t-elle. De même, les enseignants doivent avoir un habit respectable. »

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Réforme du système éducatif

Ses adversaires crient immédiatement au scandale. Dénoncent une atteinte aux valeurs de l’islam et de la sunna. Mais il faut plus qu’une polémique pour démonter celle qui ne s’était jamais imaginé entrer au gouvernement. Lorsque l’ex-Premier ministre, Abdemalek Sellal, l’avait appelée en mai 2014 pour lui annoncer sa nomination, la chercheuse avait failli s’étouffer. « Pardon ? L’Éducation nationale ? Ça ne va pas, non ? » lui répondit-elle alors au téléphone. « Je fais en sorte que la tâche qui m’a été confiée soit remplie le plus honnêtement possible », confie-t-elle aujourd’hui à ses proches.

« Cette école ne laisse pas de place à la tolérance, elle est prise en otage par les idéologies, mais elle n’est pas sinistrée » analyse Nouria Benghebrit

Sa mission ? Faire aboutir la réforme du système éducatif – un serpent de mer –, accusé de produire des « analphabètes trilingues », des élèves atteints de psittacisme, cet état d’esprit dans lequel on écrit et on parle comme un perroquet, ou encore des diplômes sans valeur à l’étranger. Bref, une école sinistrée. Nouria Benghebrit récuse cet adjectif : « C’est une école qui ne laisse pas de place à la tolérance, à la reconnaissance de la diversité et à l’égalité. Elle est prise en otage par les idéologies, mais elle n’est pas sinistrée. C’est pour aller vite qu’on la qualifie ainsi. »

Diplômée en sciences de l’éducation, la ministre se refuse à juger avec sévérité un système qu’elle ne connaît que trop bien pour avoir fait partie, avec 170 autres experts, de la commission Benzaghou, qui a élaboré une refonte profonde de l’école algérienne. Depuis le début de son application, en 2003, cette refonte a connu tellement de ratés, de couacs et de retards que Benghebrit en parle aujourd’hui comme d’un « pantin désarticulé ». Tout ou presque doit être repris à zéro.

Enquête édifiante

« Sa mise en œuvre a été confiée à des administrateurs, explique un de ses conseillers. Les acteurs de la réforme – enseignants, inspecteurs, pédagogues, chercheurs et parents d’élèves – ont été écartés au profit des bureaucrates. La refondation n’a pas été portée par un contact avec la société. » Autrement dit : elle a été privée de son âme.

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« Elle a été administrée à un rythme haché, observe Benghebrit devant son cabinet. Il n’y avait pas de pilote pour l’appliquer. À cela s’ajoutent les pressions des milieux conservateurs, les contradictions sociales, les grèves à répétition et les revendications socioprofessionnelles des syndicats. On a davantage parlé de salaire, de logement, de cantine ou de climatiseur que de la réforme elle-même. Qui a été totalement secondarisée. »

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Quinze ans plus tard, l’enseignement public est de piètre qualité. Les exemples pour illustrer ce constat sont nombreux. Parmi les plus marquants, l’enquête Pisa, un programme de l’OCDE pour le suivi des acquis des élèves, la référence internationale dans le domaine de l’évaluation de la qualité, de l’équité et de l’efficience des systèmes d’éducation. Des élèves algériens âgés de 15 ans ont participé, avec 540 000 de leurs camarades de 70 autres pays, à cette étude mondiale.

Les résultats sont aussi calamiteux qu’édifiants. Dans le classement 2015, l’Algérie arrive à l’avant-dernière place, juste devant la République dominicaine. Dans les matières qui ont fait l’objet de cette évaluation (sciences, compréhension de l’écrit, mathématiques), l’écolier algérien affiche des performances catastrophiques.

La darija au lieu de l’arabe classique ?

D’autres statistiques du ministère de l’Éducation corroborent ces résultats. Sur 100 élèves qui entrent à l’école primaire, 5 seulement obtiennent leur baccalauréat sans redoublement. Mais il y a pire. « Une large partie de nos bacheliers ne maîtrisent ni l’arabe ni le français, et ils affichent de grandes lacunes dans les matières scientifiques, souligne Ahmed Tessa, pédagogue, enseignant et ancien normalien. L’école promeut la mémoire davantage que la réflexion. La répétition plutôt que la compréhension. Le rabâchage plutôt que l’analyse et le raisonnement. »

L’arabe classique générerait chez les jeunes de sérieux blocages à l’oral et des difficultés à argumenter ou à exprimer leurs pensées et idées

Comment remettre la réforme sur les rails ? Benghebrit mise sur la refonte pédagogique en ciblant prioritairement le primaire et le secondaire, ainsi que sur la formation des inspecteurs. « Depuis 2003, on a oublié de former ceux dont la mission est de former les enseignants, note un de ses collaborateurs. Il faut remettre les choses à l’endroit après avoir tout fait à l’envers. »

Ce travail long et lourd, de l’avis même de la ministre, passe aussi par l’introduction progressive de la darija (l’arabe dialectal) dans les programmes. L’arabe classique générerait chez les jeunes de sérieux blocages à l’oral et des difficultés à argumenter ou à exprimer leurs pensées et idées. « L’élève s’exprime avec aisance et naturel dans son milieu familial et social car il utilise la langue de tous les jours, décrypte ce collaborateur. Dès qu’il est à l’école, il devient aphone dans la mesure où il y a décalage entre la langue d’apprentissage et celle de la vie courante. L’élève est dans l’écrit oralisé. »

Jeunes écolières, dans la Casbah d’Alger. © Nick Hannes/REPORTERS-REA

Jeunes écolières, dans la Casbah d’Alger. © Nick Hannes/REPORTERS-REA

Mais attention, sujet sensible ! Dès qu’on parle de darija, les partisans de la sacralité de l’arabe classique, la langue du Coran, se dressent. La ministre pense avoir trouvé le moyen de contourner le tabou en développant les activités périscolaires comme le théâtre, le cinéma, la musique ou la lecture, qui constituent des accélérateurs de changement. « C’est par la culture qu’on peut contourner les réticences », aime-t-elle à répéter.

L’autre chantier reste la réforme du bac. Là encore, le sujet est à manier avec doigté. « Le bac qui touche six filières est trop lourd et difficile, admet en privé Nouria Benghrebit. Le candidat est jugé en cinq jours sur dix à douze matières. Pendant les épreuves, le pays s’arrête, car il faut instaurer des contrôles draconiens pour lutter contre les fraudes par internet. » L’objectif est de ramener la durée des épreuves de cinq jours à trois et demi.

Ce réaménagement nécessite des modifications dans le déroulé des matières. Comme pour tout ce qu’entreprend Nouria Benghrebit, la polémique s’installe alors même que la réforme est encore au stade de la réflexion. Certains la soupçonnent déjà – voire l’accusent – de vouloir supprimer des épreuves comme les sciences islamiques, le français ou l’anglais.

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« Aucune matière ne sera supprimée, assure la ministre. C’est le mode de comptabilité qui reste à trancher. » Son équipe planche plutôt sur la piste du contrôle continu dès la première, afin de remettre le travail et l’effort au cœur du bac. Et d’inciter l’élève à travailler dans la durée plutôt qu’à bachoter à la dernière minute.

Enfin, la conception des sujets pourrait être revue pour privilégier la compréhension, le raisonnement et la synthèse à la mémoire. Si cette réforme est ambitieuse, elle ne garantit pas automatiquement une meilleure qualité de l’école. « On ne peut pas envisager un bon bac sans avoir investi dans l’enseignement primaire, prévient un collaborateur. Les bases de l’excellence s’édifient pendant les cinq premières années de la scolarité. »

Transparence

Nouria Benghebrit mise sur le dialogue pour retisser le fil de la confiance avec les élèves, leurs parents et l’ensemble du personnel de l’Éducation. Notamment sur les réseaux sociaux. Sur Facebook, 1,3 million de personnes la suivent, et 370 000 sur Twitter, où elle rend compte de son travail quotidien au nom de la transparence. À ces followers, Nouria Benghebrit réserve souvent la primeur des annonces.

Fini le piston !

Les chiffres donnent la mesure de l’hémorragie qui a affecté le secteur de l’éducation en Algérie. Entre 2012 et 2015, quelque 80 000 enseignants ont bénéficié de la retraite anticipée. Un mal pour un bien, tant les départs massifs ont permis un renouvellement générationnel des effectifs et la mise en place, surtout, de nouvelles normes de recrutement. Une réforme dans la réforme, voulue et promue par la ministre elle-même.

Fini le copinage, les passe-droits ou l’intégration automatique des vacataires après des années de service. Dorénavant, une plateforme électronique permet de se porter candidat au concours national de recrutement. Sur 800 000 postulants en 2016, 60 000 ont été admis. Sans aucune protestation. « Nous n’avons pas enregistré le moindre recours », se réjouit l’un de ceux qui ont supervisé cet examen.

« Il fallait remettre de la confiance entre l’école et la société, philosophe un proche de la ministre. Les Algériens ne veulent plus que le clientélisme, le favoritisme et le piston soient la norme pour l’accès à la fonction publique. Ils veulent du mérite, de la transparence et de l’équité, à plus forte raison quand il s’agit de l’avenir de leurs enfants. »

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