Sénégal : le pouvoir selon Macky Sall

L’annonce de la suppression du poste de Premier ministre a pris tout le monde de court, mais le président n’en a cure. Objectif : avoir les mains libres pour mener à bien ses réformes. 

Sur les marches du palais de la République, avec son épouse, Marième Faye Sall, le 2 avril. © Lionel Mandeix/Présidence Sénégal

Sur les marches du palais de la République, avec son épouse, Marième Faye Sall, le 2 avril. © Lionel Mandeix/Présidence Sénégal

BENJAMIN-ROGER-2024

Publié le 14 avril 2019 Lecture : 7 minutes.

C’est au Centre des expositions flambant neuf de Diamniadio, symbole de ses rêves de « Sénégal émergent », que Macky Sall a souhaité être investi. Ce 2 avril, plusieurs centaines d’invités, dont une quinzaine de ses homologues africains, sont venus assister à la cérémonie. Le torse ceint du collier de grand-maître de l’ordre national du Lion, le président décline la feuille de route de son second mandat.

Entre deux promesses sur le développement du pays et la justice sociale, il évoque « la nouvelle dynamique [qu’il] compte imprimer à la conduite des affaires publiques ». « Quand on aspire à l’émergence et qu’on est tenu par l’impératif du résultat, l’urgence des tâches à accomplir requiert de la diligence dans le travail […]. J’engagerai donc sans tarder des réformes en profondeur, visant à simplifier et à rationaliser nos structures et à réformer nos textes là où c’est nécessaire », poursuit le chef de l’État. Dans l’assistance, seule une poignée de ses proches savent où il veut en venir. Un changement majeur est en gestation.

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Sidération

Il sera dévoilé quatre jours plus tard par l’un des plus fidèles collaborateurs du président, Mahammed Boun Abdallah Dionne, tout juste reconduit à la primature. Ce jour-là, en bas des escaliers du palais de la République, il explique à des journalistes éberlués qu’il a été chargé de supprimer son propre poste pour « diminuer les goulets d’étranglement », « accélérer les réformes » et leur permettre d’avoir « davantage d’impact ». Une fois son ingrate mission accomplie, il deviendra secrétaire général de la présidence avec rang de ministre d’État.

L’annonce provoque la sidération. La surprise est totale, tant au sein de la majorité que de l’opposition. L’entourage du chef de l’État a beau assurer le service après-vente et expliquer qu’il s’agit d’une réforme institutionnelle et non d’un changement de régime, les opposants sont indignés. « Une décision aussi importante pour la vie de la nation doit être prise avec un tant soit peu de consensus, peste Babacar Gaye, porte-parole du Parti démocratique sénégalais (PDS). Sans parler du fait qu’il n’en a jamais parlé aux Sénégalais avant l’élection. Pourquoi cette réforme ne faisait-elle pas partie de son programme ? »

D’autres dénoncent un « non-respect du contrat moral » qui lie le président à ses compatriotes. « À chaque fois, il s’abrite derrière la légalité pour ne pas respecter ses engagements. Ce fut le cas avec sa promesse sur la réduction de son premier mandat de sept à cinq ans. Aujourd’hui, il assure que c’est son dernier mandat. Mais qui nous dit qu’il ne va pas en briguer un troisième en 2024 si le Conseil constitutionnel le lui permet ? », s’inquiète Thierno Bocoum, membre de la coalition d’Idrissa Seck.

C’est un coup de force et un nouveau signe de la dérive autoritaire du président », s’emporte Amadou Sall

Selon l’entourage du chef de l’État, le projet de loi sur la suppression du poste de Premier ministre devrait être étudié prochainement en Conseil des ministres. Il sera ensuite transmis à l’Assemblée nationale, où Macky Sall dispose d’une majorité qualifiée des 3/5e, qui lui permet de réviser la Constitution. « C’est un coup de force et un nouveau signe de la dérive autoritaire du président, s’emporte Amadou Sall, vieux compagnon de route d’Abdoulaye Wade et figure du PDS. Macky Sall joue aux apprentis sorciers et rompt avec un équilibre institutionnel qui convenait à tout le monde. » Pour lui comme pour les autres opposants, une telle réforme doit être soumise à référendum. Quant au dialogue politique entamé après la présidentielle, difficile de savoir comment il pourra être relancé.

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Conscient des remous que son projet allait susciter, Macky Sall a longtemps réfléchi avant de se décider. Il a commencé à y songer dès 2014, après ses expériences tumultueuses avec Abdoul Mbaye et Aminata Touré, ses deux premiers chefs de gouvernement, trop autonomes à son goût. « Avec eux, cela n’a pas été simple. Ils ont eu du mal à appréhender la fonction telle que Macky l’imaginait », explique un de ses intimes. Le président, qui n’a jamais été partisan d’un régime parlementaire, a toujours considéré que la fonction de Premier ministre était obsolète dans un régime présidentiel où le chef de l’État jouissait de la légitimité du suffrage universel. Déjà, il est tenté de s’en passer, mais ses proches le convainquent qu’une telle réforme est trop risquée lors d’un premier mandat. Macky Sall met donc son projet en pause et choisit de nommer Mahammed Boun Abdallah Dionne, dont le profil de « dir. cab. » colle davantage à ce qu’il attend.

L’idée refait surface à l’approche de la présidentielle de 2019. En privé, le président sonde son premier cercle et certains de ses collaborateurs. Il déplore des lenteurs, estime que l’action gouvernementale doit être plus percutante. « Il semblait préoccupé par la lutte pour sa succession, glisse un de ses confidents. Il est parfaitement conscient des ambitions des uns et des autres. Il ne veut pas qu’une guerre des ego pollue son dernier mandat et le détourne de ses objectifs. Pas de Premier ministre, cela veut aussi dire pas de dauphin présumé et moins de courtisans à gérer. » Après sa réélection avec 58 % des voix dès le premier tour, le président est convaincu de sa forte légitimité. Sa décision est prise : il supprimera la primature dès le début de son second mandat.

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Conception personnelle du pouvoir

Avant lui, Léopold Sédar Senghor, en 1963 (dans le contexte de guerre larvée qui l’opposait à Mamadou Dia), puis Abdou Diouf, entre 1983 et 1991, avaient déjà tenté l’expérience. Trente ans plus tard, ce grand chamboulement institutionnel est remis à l’ordre du jour avec un objectif affiché : gagner en efficacité. « Le président a démarré son ultime mandat. Cinq ans, cela passe très vite. Il ne veut plus perdre de temps et souhaite faire aboutir tous ses projets », explique son conseiller à la communication, El Hadj Hamidou Kassé.

Avec ce basculement vers un régime présidentiel, Macky Sall assume désormais pleinement sa conception personnelle du pouvoir. Convaincu que c’est à lui que les Sénégalais demanderont des comptes, et pas à ses Premiers ministres ou ministres, il veut contrôler un maximum de leviers et dépendre d’un minimum de personnes.

Tous les pouvoirs, aucune réélection à préparer, personne à ménager

« Le président a un style de management très directif. Il passe régulièrement outre le chef du gouvernement pour travailler en direct avec ses ministres. Cette réforme ne fait donc qu’entériner une réalité qui existe depuis plusieurs années », analyse un de ses proches, qui rappelle que Macky Sall a été Premier ministre d’Abdoulaye Wade et qu’il « connaît parfaitement les rouages administratifs et gouvernementaux ». Certains grands dossiers du premier mandat – Diamniadio, Air Sénégal, l’aéroport Blaise-Diagne, le TER… – ont ainsi été gérés avec célérité depuis le Palais. Un management vertical qui devrait être généralisé au fil du deuxième mandat. « Tout ça est bien présomptueux, tacle un opposant. Un président ne peut pas gérer une trentaine de ministères sans intermédiaires. C’est impossible. »

Tous les pouvoirs, aucune réélection à préparer, personne à ménager. Macky Sall va avoir les mains libres jusqu’à son départ du palais de la République dans cinq ans. Selon ses lieutenants, il est déterminé à « changer le Sénégal en profondeur » et à « marquer une rupture », quitte à prendre des mesures impopulaires. « Tout ce qui n’a pu être fait pendant le premier mandat le sera pendant le second », résume un de ses collaborateurs. Une liste de « réformes de deuxième mandat » serait même déjà sur le bureau du président. Y figurent plusieurs mesures fortes qui risquent de faire des vagues, comme la lutte contre la corruption, la spéculation foncière ou encore l’occupation illégale de l’espace public.

À lire >> Dossier : Macky Sall peut-il changer le Sénégal ?

Reste une inconnue majeure : celle du futur fonctionnement des institutions. Supprimer le poste de Premier ministre implique une révision de la Constitution, mais surtout un nouvel équilibre à trouver entre les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire. Quid, par exemple, de la motion de censure de l’Assemblée nationale contre le gouvernement et du pouvoir de dissolution du président ? Se dirige-t-on vers un système présidentiel à l’américaine ? « Nous nous orientons plutôt vers une sorte de régime présidentiel hybride, avec un fort pouvoir exécutif monocéphale », estime Mamadou Hady Dème, enseignant-chercheur en sciences politiques à l’université Cheikh-Anta-Diop (UCAD) de Dakar.

Autre enjeu central : les élections qui se tiendront au cours de son deuxième mandat. D’abord, les locales, prévues pour décembre 2019, mais surtout les législatives, en 2022 – sauf en cas de dissolution anticipée. Nul doute que le réaménagement des institutions sera au cœur des débats. Si les locales peuvent effriter son pouvoir ici ou là, les législatives font planer la menace d’une cohabitation sur les deux dernières années au pouvoir de Macky Sall. Un scénario que l’intéressé veut à tout prix éviter. Certains y voient d’ailleurs une autre raison de la suppression du poste de Premier ministre. S’il perd les élections mais que sa réforme l’émancipe de la tutelle de l’Assemblée, le président sera certes en difficulté, mais il restera le vrai maître de l’exécutif. Il n’aura pas à composer avec un rival à la tête du gouvernement et gardera le contrôle des domaines régaliens. Un moindre mal pour le politique madré qu’est Macky Sall. « Il peut bien faire ce qu’il veut, nous ne lui reconnaissons aucune légitimité depuis sa réélection biaisée, tranche son opposant Ousmane Sonko. Il a son agenda, nous avons le nôtre. À la fin, c’est le peuple qui tranchera. »

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