Égypte : enquête sur un mouvement des Frères musulmans divisé

Le régime Sissi accuse les islamistes d’être derrière les manifestations des dernières semaines. Peu probable tant les adeptes de Hassan al-Banna sont minés par les dissensions. État des lieux.

Des soutiens de l’ex-président Mohammed Morsi font le signe de la Rabia, symbole de ralliement des Frères musulmans. © APAIMAGES/ZUMA-REA

Des soutiens de l’ex-président Mohammed Morsi font le signe de la Rabia, symbole de ralliement des Frères musulmans. © APAIMAGES/ZUMA-REA

Publié le 17 octobre 2019 Lecture : 6 minutes.

Un nouveau coup tordu du maréchal-président que cet appel au dialogue lancé à la mi-août par 1 350 jeunes fréristes emprisonnés ? « Il n’y a pas de main tendue, il y a la Rabia [symbole des quatre doigts, devenu signe de ralliement des Frères musulmans après le massacre de la place Rabia al-Adawiyya, au Caire, en 2013], c’est tout ! » répond la vieille garde des Frères musulmans. Ou du moins ce qu’il en reste… Évoquer une éventuelle négociation avec le régime d’Abdel Fattah al-Sissi revient à leur « cracher au visage ».

Cette ligne est soutenue par la diaspora de la confrérie, qui, de Londres à Doha en passant par Istanbul, a catégoriquement rejeté toute idée d’engager un quelconque dialogue avec le pouvoir. Loin d’avoir pu tous trouver refuge à l’étranger, ils sont quelques fidèles ir­­réductibles à faire profil bas dans la capitale égyptienne. Des convaincus de la première heure comme des recrues des derniers instants de l’éphémère présidence Morsi. Tous vivent dans le doute et l’attente.

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Cacophonie

Du haut de ses 73 ans, Ahmed en a déjà vu d’autres, mais il a passé l’âge de repartir au combat, qu’il soit armé ou politique. Dans son deux-pièces délabré de Forstat, l’ancien veut croire que, malgré tout, rien n’est perdu. « 49 % des sièges aux législatives de 2012, plus de 13 millions de voix à la présidentielle, vous allez me dire que tous ont changé d’avis, sont morts ou en prison ? Ils ont peur, c’est tout ! » Et le vieil homme d’égrener une nouvelle fois ces résultats en même temps que sa misbaha (chapelet).

Après 2011, il y avait un élan, un espoir et tout est parti en vrille

La répression, bien sûr, a été brutale et n’incite pas à crier dans les rues son attachement à la cause. « La politique, c’est du passé », confesse le jeune Amr, trop heureux d’être passé au travers des mailles du filet sécuritaire. Lui qui était de chaque manifestation contre le coup d’État de 2013 avoue ressasser inlassablement le fil d’événements qui lui ont laissé un goût amer : « Après 2011, il y avait un élan, un espoir et tout est parti en vrille. » Le presque ­trentenaire se dit déboussolé. Il n’est pas le seul. Arrestation et dispersion des cadres ­dirigeants ont provoqué une cacophonie inédite chez des Frères musulmans pourtant réputés pour leur discipline.

Logiciel dépassé

L’interminable et ô combien complexe confrontation à laquelle se sont livrés Mahmoud Hussein, garant d’une continuité institutionnelle, et Mohamed Kamal, un des meneurs de la fronde réformiste (abattu en 2016), a profondément déstabilisé un mouvement déjà affaibli. Une scission a depuis été actée au sein de la Jama’et al-Ikhwan al-Muslimin (« les Frères musulmans », en arabe). « Pendant ce temps, le dictateur Sissi mène impunément une politique de la terreur auprès de ceux qui sont restés », se désole Mohamed – vingt années à œuvrer au sein de la confrérie. Sur le terrain, le fossé entre la base et son élite se transforme lentement mais inexorablement en gouffre. Certes, on reste des Frères, mais on s’interroge de plus en plus sur cette famille qui se déchire.

Il faut ouvrir la fenêtre pour dépoussiérer tout cela

Pas besoin de trop cuisiner Amr pour qu’il désigne ouvertement les responsables de la débâcle actuelle : « Ceux qui étaient derrière Morsi, à savoir le Tanzim et le Bureau de guidance. Ils ont passé leur vie à fantasmer un projet religieux et n’ont pas voulu voir plus loin en 2012. C’est dramatique… » Les militants décrivent des institutions vérolées de longue date par les ego de dirigeants coupés des réalités du moment… et de la vie tout court.

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« Il faut ouvrir la fenêtre pour dépoussiérer tout cela », abonde Mohamed. Lui ose remettre en cause tout le système frériste, appelant de ses vœux à une refondation autour d’une Assemblée consultative (Majlis al-Choura) aux prérogatives étendues. Bardé de diplômes, le quadragénaire voudrait balayer la logique de cénacle et ce sentiment d’omniscience qui aurait conduit « à la faillite de 2013, qu’aucun de ces génies n’a vu venir ».

Le vieil Ahmed hausse les épaules face à tant d’audace. « Vous savez à quoi vous en tenir avec les Frères musulmans, ricane-t-il dans sa barbe, le programme n’a jamais changé : la renaissance de l’islam dans toutes ses dimensions. Qui a pu être surpris ? » Le jugement est sans appel quant aux partisans d’une réforme : « Ceux qui veulent discutailler devraient prendre leur carte dans un parti de gauche. » Ce point d’achoppement générationnel n’est pas nouveau, mais il a pris une dimension nouvelle après la décapitation de la Jama’a et le flottement qui s’est ensuivi.

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Deux visions du mouvement

Si personne ne remet en cause la fidélité aux idéaux originels du mouvement religieux, beaucoup ressentent le besoin « de sortir du sectarisme et de l’opacité », dixit Mohamed. « C’est la seule option si nous voulons de nouveau avoir la possibilité de jouer un rôle dans ce pays », développe celui qui est également investi dans le monde syndical.

L’islam est notre source, mais nous ne pouvons pas nous y abreuver continuellement et aveuglément

« Il faut tout changer, tout revoir en interne et surtout repenser la manière d’envisager notre doctrine. Tout ça, c’est d’un autre temps », constate un Amr éreinté par ses trois années d’activisme. « La prédication est une chose, la politique en est une autre, renchérit son aîné. Ce qui ne signifie pas qu’il ne peut y avoir de passerelles entre les deux. L’islam est notre source, mais nous ne pouvons pas nous y abreuver continuellement et aveuglément. »

Ahmed reste sceptique face au « pragmatisme » de la jeune garde. Dans le petit univers froidement logique du septuagénaire – où même la répression était mieux avant –, il ne peut y avoir de luttes transversales ou de réflexion particulière à mener dans une société « si celle-ci suit scrupuleusement les préceptes édictés par l’islam ». D’ailleurs, tracts distribués sous le manteau ou réseaux sociaux connectés au monde entier, « rien ne change en fin de compte car le message reste le même : l’islam et seulement l’islam ».

Émiettement fatal

Ces dissensions, de forme comme de fond, atteignent leur paroxysme dès lors que se pose la question du positionnement à adopter face à Abdel Fattah al-Sissi. Le pacifisme plus fort que les balles ? Ce fut le credo du guide suprême Mohamed Badie avant son arrestation. Les plus jeunes, qui ont vu des amis tomber lors des manifestations ou appris les condamnations à mort d’autres camarades de lutte, n’y croient pas.

Le président Morsi a été chassé par un coup d’État militaire

« Le président Morsi a été chassé par un coup d’État militaire. Pas par une révolution populaire », rappelle Amr, pour qui cela justifierait « tout acte de résistance civile ». Sans plus de précision sur le sens de cette dernière parole. Tout juste dénonce-t-il cette hypocrisie qui voudrait que « ce qui est perçu comme de l’héroïsme ailleurs dans le monde [soit] qualifié de “terrorisme” dans le monde arabe ». Pas besoin d’en dire plus.

Si lui n’a pas suivi cette voie, Amr assure que plusieurs dizaines de jeunes fréristes auraient allègrement franchi le pas de la lutte armée. Tous déçus par la confrérie et son pacifisme supposé, en tout cas affirmé. La prise de distance menace de se transformer en rupture totale. « Il y a trop de blabla pour eux. En face, ils ne parlent pas autant », lâche dans un soupir un autre désillusionné.

Mohamed peut comprendre les paroles de son cadet, mais, à ses yeux, il faut progresser avec prudence sur cette question. « La lutte armée est une guerre perdue d’avance. Il faut laisser la cicatrice Morsi se refermer. Voyons plus loin ! Il est impossible de parler avec Sissi aujourd’hui. Comme il fut impossible de parler avec Nasser, Sadate ou Moubarak à certaines époques. Finalement, le temps du dialogue est toujours venu. Le régime sait que la persécution ne pourra pas durer éternellement. Le Bureau de la guidance le sait aussi. »

Cette question du rapport à la violence dans le contexte répressif actuel peut apparaître comme un marqueur important dans la future recomposition de la confrérie. Pour l’heure, elle constitue surtout un formidable révélateur des fractures qui lézardent un ensemble dans lequel il semble plus aisé de se réunir « contre » les uns et les autres que « pour » l’intérêt général. L’hétérogénéité des vues et l’absence de leadership pourraient in fine conduire à un émiettement fatal pour les Frères musulmans en Égypte. Mohamed en est conscient, qui prophétise : « Sissi et ses nervis n’auront bientôt plus besoin de nous pourchasser, nous le ferons parfaitement nous-mêmes. »

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